Chômage, la grande intox

de: Guy Zurkinden, rédacteur «Services Publics»

Des études récentes soulignent l’ampleur du manque d’emploi en Suisse. Elles démontrent aussi l’écart qui s’est creusé entre les statistiques officielles sur le chômage et la réalité du travail au XXIe siècle.

Illustration: SECO www.seco.admin.ch

«Le taux de chômage en Suisse s'est replié en juin de 0,1 point de pourcentage sur un mois pour se fixer à 2,1%, s'approchant des plus bas historiques atteints au tournant du 21e siècle», nous apprenait récemment la Tribune de Genève [1]. La NZZ souligne de son côté le «miracle de l’emploi»: « En Suisse, le chômage est le plus faible depuis près de 18 ans. Depuis neuf ans, l’activité croît sans interruption» [2].

Trop beau pour être vrai

Les statistiques mensuelles du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) présentent une image très avantageuse de l’emploi helvétique, régulièrement colportée par les médias. Une image si rose qu’elle en devient quasiment surréaliste. Car, comme le souligne la journaliste Rachel Richterich: «Il suffit de tendre quelque peu l’oreille dans son entourage, dans les transports, au bistrot ou plus pragmatiquement de comparer ces données à d’autres statistiques officielles pour s’apercevoir qu’elles sont en décalage avec la réalité du monde du travail» [3].

Plusieurs études publiées au cours des derniers mois par l’Office fédéral de la statistique donnent une vision nettement plus réaliste – et préoccupante – de la situation. Tour d’horizon.

Autre son de cloche

Prenons d’abord les statistiques de l’OFS sur le chômage, calculées selon une méthode différente de celle du Seco. Alors que ce dernier dénombre uniquement les demandeurs d’emploi inscrits dans un Office régional de placement (ORP) et disponibles immédiatement pour un travail [4], l’OFS reprend la méthodologie du Bureau international du travail (BIT). Cette dernière intègre l’ensemble des personnes employables à la recherche d’un emploi et disponibles à court terme. Résultat: au 2e trimestre 2019, l’OFS comptait 205'000 chômeurs/-euses, soit 4,2% de la population active – 4,4% pour les femmes, 3,9% chez les hommes. Corrigé des variations saisonnières, cela donne un taux de chômage de 4,5% [5].

Dans un sens contraire

Selon la définition utilisée, le taux de chômage varie donc du simple au double. Au-delà de cette différence conséquente, les deux statistiques – celle du Seco et celle de l’OFS – indiquent aussi une tendance contraire: selon l’OFS, le taux de chômage a augmenté de 0,2 point entre 2013 et 2018; alors que, selon les statistiques du Seco, celui-ci a baissé de 0,8 point durant la même période [6]. Selon l’approche retenue, l’appréciation de l’évolution sur le marché du travail sera donc très différente.

Sous-emploi en hausse

Les enquêtes de l’OFS mettent en relief un aspect central de l’emploi en Suisse: la proportion très élevée, en comparaison européenne, de personnes travaillant à temps partiel: elles étaient 1,782 million de personnes actives au 2e trimestre 2019 (+1,9% par rapport à l’année précédente). La grande majorité de ces jobs à temps partiel sont occupés par des salariées (59,4% des femmes actives, contre 17,5% des hommes). Les domaines de la culture, de l’enseignement et de la santé sont particulièrement concernés. Or, parmi ces temps partiels, 365'000 salarié-e-s se trouvent en situation de sous-emploi: ils et elles souhaitent travailler davantage et sont disponibles à court terme pour le faire. Un phénomène ignoré par le Seco, mais en nette progression ces dernières années: il est passé de 5,8% de la population active en 2004 à 7,4% au 2e trimestre 2019 – le taux le plus élevé de l’Union européenne. À noter, à nouveau, une nette disparité entre les femmes (11,9% sont touchées par le sous-emploi) et les hommes (3,4%).

Près de 300'000 pleins temps à créer

En additionnant le taux de chômage et celui du sous-emploi, on arrive ainsi à un total de 12% de la population active frappée par le manque de travail. Pour résorber ce dernier, l’OFS calcule qu’il faudrait créer 299'000 équivalents plein temps.

Il faudrait encore ajouter à ce tableau la « réserve inexprimée de travail » – une catégorie qui regroupe les personnes disponibles pour exercer une activité professionnelle, mais ne cherchant pas activement un emploi, ainsi que les personnes à la recherche d’un emploi, mais pas disponibles dans les deux semaines. Cette « réserve inexprimée » regroupe 243'000 personnes – à nouveau, en grande majorité des femmes [7].

Cela donne un total impressionnant de 830'000 personnes prêtes à travailler davantage à la fin 2018 – représentant 16,3% de la population active totale.

Une mesure dépassée?

Ce taux démasque l’escroquerie du «plein emploi» décrite par le Seco. Il montre aussi les limites d’une analyse de la situation de l’emploi basée sur le taux de chômage – même s’il est calculé selon la méthodologie du BIT. Comme l’écrit le journaliste économique Romaric Godin: « L’emploi étant plus flexible et précaire, le taux de chômage tel que défini par le BIT n’a plus la même signification (…) Un travailleur à temps partiel ou qui a travaillé quelques jours peut cesser d’être statistiquement chômeur alors qu’il est toujours à la recherche d’un emploi et qu’il dispose de faibles revenus. Le plein emploi statistique ne dit alors plus forcément grand-chose de l’état de l’économie.» [8]


La précarité de l’emploi est en hausse

Parallèlement au sous-emploi, la précarité touche un nombre croissant de salarié-e-s.

Dans une récente étude sur le marché du travail, l’OFS publie deux indicateurs qui soulignent la montée de la précarité de l’emploi [9].

D’abord, l’augmentation des contrats à durée déterminée (CDD). En 2018, 7,8% des salarié-e-s avaient un contrat de travail à durée déterminée, contre 6,9% en 2013. Leur part est légèrement plus élevée chez les femmes (8,3%) que chez les hommes (7,3%). Depuis le début des années 1990, la proportion des CDD a quasiment doublé. Ce type de contrat est le plus répandu chez les salarié-e-s de 15 à 24 ans (sans les apprenti-e-s): près d’un quart (23,2%) des jeunes travailleurs/-euses se trouvent dans cette situation.

Le taux de multi-activité est aussi en hausse. L’année dernière, 7,9% des actifs/-ves occupé-e-s – 400'000 personnes – exerçaient plusieurs activités professionnelles. Comme pour les CDD, le taux des salarié-e-s cumulant les emplois a quasiment doublé depuis 1991. En 2018, les femmes étaient près de deux fois plus nombreuses à aligner les jobs que les hommes (10,5% contre 5,7%).

Un quart de l’ensemble de ces multi-actifs travaille déjà à plein temps. Une donnée qui, comme l’écrit Rachel Richterich, « révèle une précarisation de l’emploi (…) qui souligne une fois de plus les faiblesses d’un marché du travail faussement présenté comme idyllique par les statistiques officielles du chômage » [10].


[1] Tribune de Genève, 9 juillet 2019.

[2] NZZ, 9 septembre 2019.

[3] Le Temps, 9 juillet 2019.

[4] Le Seco ne considère pas comme « chômeurs» les demandeurs/-euses d’emploi qui sont en gain intermédiaire, en mesure de formation, en programme d’emploi temporaire, malades, au service militaire, etc.

[5] OFS: Enquête suisse sur la population active au 2e trimestre 2019: l’offre de travail. 20 août 2019.

[6] OFS: Indicateurs du marché du travail 2019. Neuchâtel, 2019.

[7] OFS: Potentiel de force de travail: 830'000 personnes seraient prêtes à travailler davantage. 23 juillet 2019.

[8] À quoi sert encore le taux de chômage? Mediapart, 21 août 2019.

[9] OFS: Indicateurs du marché du travail 2019.

[10] Le Temps, 19 août 2019.

(Article paru dans Services Publics n° 20, 20 septembre 2019)