« Nous pouvons empêcher le cataclysme »

Julia Steinberger est Professeure ordinaire à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne, militante climatique et membre du SSP. Elle a répondu à nos questions.

photo Eric Roset

Faute de volonté politique, la planète se diriger vers un réchauffement de 3 degrés d’ici 2100. Pour Julia Steinberger, auteure du troisième rapport du Groupe d’experts intercontinental sur le climat (GIEC), seule la lutte collective peut conjurer la catastrophe.

Cinq ans après les accords de Paris, où en est-on ?

Julia Steinberger – À Paris, les Etats s’étaient engagés à rester en-dessous des deux degrés de réchauffement à l’horizon 2100 – et même de viser les 1,5 degrés. Aujourd’hui, on est très loin de ces objectifs. Les engagements des Etats pour appliquer l’accord de Paris ont été mis à jour pour la dernière fois il y a une semaine [le 5 mars]. Ils correspondent à une « réduction » des émissions de gaz à effet de serre d’environ 1% d’ici à 2030, alors qu’il faudrait viser les 50%. Or même en interprétant ces déclarations d’intentions de manière très optimiste, elles nous mènent à un réchauffement de 2,7 degrés au minimum, voire 3 degrés ou plus à l’horizon 2100.

Et en Suisse ?
La politique suisse fait très peu contre le réchauffement climatique. La Loi CO2, par exemple, n’est pas adaptée aux enjeux actuels. Centrée sur les mécanismes de compensation carbone, voire d’évasion, elle permettra à chaque secteur économique d’éviter une réduction concrète d’émissions. On est donc très loin du zéro émission – l’objectif à atteindre.

Ce manque d’ambition est regrettable, car la Suisse pourrait jouer un rôle pionnier. Notre pays dispose d’un secteur financier très puissant, qui continue à financer des infrastructures fossiles dans le monde entier. Or la loi CO2 ne prévoit rien là-dessus. Elle ne demande même pas aux banques et aux assurances helvétiques de respecter les normes de transparence européennes !

Loi CO2 ne touche pas non plus aux émissions liées à la consommation helvétique, alors que nous avons une économie très spécialisée, dépendant de chaînes de production internationalisées ayant de forts impacts sur l’environnement – comme la déforestation en Indonésie, au Brésil, etc.

Sans oublier les innombrables articles de consommation importés ici et fabriqués dans d’autres pays avec beaucoup d’énergie fossile.

Quelles seraient les conséquences d’un réchauffement de 3 degrés ?
3 degrés de plus, c’est la promesse d’un futur cataclysmique.

Pour donner un exemple : 3 degrés de réchauffement d’ici 2100, cela représente le danger d’une disparition de 50% des plantes et des insectes, un quart des vertébrés.

Les tropiques, qui abritent 40% de l’humanité, deviendraient inhabitables, déjà avant 2100. Durant des saisons entières, leurs habitant-e-s ne pourraient sortir de chez eux-elles sans mourir de la combinaison de chaleur et humidité.

Beaucoup de conséquences sont encore imprévisibles complètement aujourd’hui.

L’urgence est donc absolue…
Oui. Nous sommes déjà sortis de l’Holocène. Cette période, démarrée lors la dernière ère glaciaire, a pris fin il y a cinq ans environ.

Depuis, nous sommes entré-e-s dans une ère de crise et d’instabilité qui n’épargnera pas la Suisse. La pandémie de Covid-19 est un premier avertissement. Et malheureusement, on sait qu’il y en aura d’autres.

Le coronavirus a montré comment une crise de ce type renforce les inégalités existantes, en touchant d’abord les populations vulnérables. Ce sera aussi le cas avec la crise climatique.

Il faudrait utiliser cet avertissement et transformer nos économies pour qu’elles préservent l’environnement et le bien-être social. Mais ce coup de semonce n’est pas pris au sérieux par nos dirigeant-e-s, en Suisse pas plus qu’ailleurs.

Que faire dans ce contexte ?
En tant que scientifique, je me rends compte que les politiques se fichent de nos rapports. La majeure partie d’entre eux et elles ne veulent pas savoir dans quel avenir ils et elles nous précipitent, et pensent qu’on trouvera quelque technologie magique pour y échapper. En Suisse, certain-e-s politicien-ne-s menacent même les scientifiques qui tirent la sonnette d’alarme de couper dans les subventions de leurs universités !

Tout n’est cependant pas joué. Entre un futur difficile et un avenir cataclysmique, il y a une grande différence. Et c’est la désobéissance civile et la lutte collective qui nous permettront d’éviter le pire scénario.

Comment les syndicats peuvent-ils y contribuer ?
Ils ont un rôle essentiel à jouer. Les enjeux environnementaux et sociaux sont trop souvent posés de manière séparée, voire contradictoire. Or il est indispensable de joindre ces deux aspects.

Pour abaisser notre empreinte carbone, des secteurs économiques devront en effet être réduits, voire disparaître. D’autres devront être développés.

Pour garantir une transition juste socialement, il faut que les secteurs d’avenir – sécurité sociale, isolation des bâtiments, énergies renouvelables, care – fournissent des emplois stables, syndiqués, avec de bonnes conditions de travail.

Il faut aussi garantir une vraie protection sociale aux salarié-e-s dont les emplois sont menacés. Les employé-e-s des secteurs automobiles et fossiles ne sont en effet pas responsables du réchauffement climatique – contrairement aux dirigeant-e-s de ces entreprises. Ils-elles doivent donc être mis au centre du processus vers une transition juste.

Tout cela ne deviendra réalité que si les syndicats prennent part à la discussion.

Moins de kilowattheures, plus de bien-être

Vous avez réalisé une étude qui montre que, contrairement à ce qu’on entend souvent, réduire les émissions de gaz à effet de serre peut aller de pair avec une augmentation du bien-être général. Comment ?
Pour limiter le réchauffement climatique, une réduction de la consommation énergétique moyenne est indispensable à l’échelle mondiale.

Nous nous sommes donc posé la question suivante: est-il possible de réduire cette consommation tout en augmentation le bien-être de la population, y compris dans pays en développement ?

La conclusion de notre étude, c’est que la société à zéro émission n’a rien à voir avec un retour à l’époque préhistorique. C’est au contraire un avenir high-tech, basé sur des technologies de pointe et efficaces. Un accès à l’électricité pour toutes et tous, des logements bien construits et isolés, des transports publics efficaces et peu énergivores, des services de qualité : il est possible de garantir cela à toutes et tous les habitant-e-s de notre planète, y compris en prenant en compte la croissance démographique – et ce, en utilisant seulement 40% de l’énergie actuelle à l’échelle globale !

Réduire notre consommation énergique nous permettrait ainsi de développer des services efficaces et de construire un monde plus équitable : sans surconsommation, mais où personne ne souffrirait de sous-consommation. Il est donc possible à la fois de lutter contre le réchauffement climatique, d’éliminer la pauvreté et de garantir un bon niveau de vie pour toutes et tous.

Notre étude s’est focalisée sur l’aspect de la consommation. Nous nous apprêtons à lui ajouter un volet portant sur l’emploi.


Interview de Guy Zurkinden, rédacteur