À quoi sert Frontex?
Claire Rodier – Créée en 2004, l’agence européenne Frontex fonctionne avec un conseil d’administration composé de représentants de pays membres de l’Union européenne (UE) et de la Commission européenne. Sa mission est d’aider les Etats membres de l’UE dans la surveillance de leurs frontières extérieures. Dans les aéroports et aux frontières terrestres, elle assiste les fonctionnaires nationaux dans le contrôle des migrants. Présente dans les «hotspots» en Italie et en Grèce, elle peut déployer des opérations ponctuelles menées sur la base «d’analyses de risques» qui visent à identifier les voies de passage les plus empruntées. Frontex a également compétence pour renvoyer dans leur pays d’origine des personnes en situation irrégulière dans les Etats membres de l’UE. Enfin, l’agence administre le système européen de surveillance des frontières extérieures, Eurosur. Ce dernier met en commun tous les systèmes de surveillance et de détection des pays partenaires, y compris certains pays non européens.
Après 2015, le mandat de Frontex a été redéfini deux fois. Pourquoi?
En 2016, en réaction à la mal nommée «crise migratoire» de 2015 et au nom de la «pression» à laquelle serait soumis le territoire européen, Frontex a vu son mandat élargi et renforcé pour devenir l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Elle s’est vu attribuer un rôle de gestion des frontières de l’espace Schengen et octroyer une responsabilité accrue dans la lutte contre la criminalité transfrontalière – avec la possibilité d'imposer des mesures aux Etats membres qui ne coopèreraient pas pour répondre aux situations qu’elle juge «critiques» à leurs frontières.
En 2019, malgré une baisse notable du nombre d’entrées irrégulières sur le territoire de l’UE depuis 2017, un nouveau renforcement des moyens de l’agence est adopté. Objectif: la doter de ses propres navires, avions et véhicules, et lui permettre de disposer de 10’000 garde-frontières d’ici 2027, qui pourront être directement impliqués dans les opérations et seront autorisés à utiliser la force. Ce corps est composé pour partie de garde-frontières et garde-côtes employés par l'agence, ainsi que de personnels fournis par les Etats Schengen. À cette fin, ces Etats sont appelés à financer Frontex et à contribuer à ses effectifs par le détachement de personnel. Par ailleurs, la coopération avec les pays tiers est renforcée, en permettant la conclusion de nouveaux accords allant au-delà de la limitation aux pays du voisinage de l'UE. Le coût de ce renforcement est estimé à 6,17 milliards d’euros pour la période 2019-2027.
Quels sont les effectifs de Frontex?
Environ 700 personnes travaillent au siège de Frontex, dont un quart «volant» correspond à des experts nationaux détachés par les Etats membres. Sur le terrain, l’agence déploie en moyenne entre 1200 et 1500 agents en Europe, détachés de leurs pays pour quelques semaines ou quelques mois. Depuis décembre 2016, l’agence dispose par ailleurs d’une «réserve de réaction rapide», constituée de 1500 agents.
Frontex agit-elle au-delà de l’UE?
Depuis sa création, Frontex peut conclure des «arrangements de travail» avec des pays tiers. Ces «arrangements» ne sont pas formellement conclus avec les Etats mais avec les autorités compétentes de ces pays (police nationale, service des garde-frontières). Ils ne sont pas considérés comme des traités et ne créent pas d’obligations en droit international. Selon le site de Frontex, il existe une vingtaine d’arrangements de ce type, avec des Etats aussi variés que le Nigéria, les Etats-Unis, ou la Biélorussie. Leur contenu est assez général, de l’échange d’informations à la participation à des opérations conjointes en passant par l’évaluation commune des risques ou l’échange de « bonnes pratiques ».
Le règlement de 2019 modifiant le mandat de Frontex prévoit que le Conseil de l’UE peut conclure des accords de statut avec des pays tiers, permettant à l’agence de mener des opérations de surveillance conjointes ou des interventions rapides aux frontières sur leurs territoires. Cinq accords ont été conclus avec l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie. Ils permettent à Frontex de mener des opérations conjointes et de déployer des équipes sur place afin d’apporter une «assistance technique et opérationnelle renforcée à la frontière».
Frontex est régulièrement dénoncée pour ses violations des droits humains…
Les moyens croissants conférés à Frontex suscitent d’autant plus d’inquiétude que l’agence est régulièrement accusée de couvrir les agissements illégaux de fonctionnaires nationaux dans la surveillance des frontières – voire d’y participer elle-même: prises d’empreintes forcées, refoulements brutaux en mer Égée, tirs sur des embarcations ou encore violences contre des migrants aux frontières terrestres. Sans compter les accords conclus avec des pays où les violations des droits sont documentées, comme la Biélorussie. D’après le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE), le renforcement des tâches et compétences de Frontex soulève des questions de souveraineté étatique, d’efficacité, de protection des données ainsi que de conformité avec le droit international humanitaire: «L’augmentation rapide de la taille, et la nature changeante de Frontex, amène à se demander si les mécanismes sont proportionnés à la mission de prévention et d’identification des violations potentielles des droits de l’homme, et des [moyens pour y] remédier».
Ces critiques ont-elles été prises en compte?
Pendant des années, ces accusations, largement relayées par la presse, émanaient principalement des ONG. Fin 2020, à la suite de plusieurs cas dans lesquels les équipes de Frontex auraient assisté sans réagir à des refoulements vers la Turquie de bateaux se trouvant dans les eaux grecques, la Commission européenne s’est émue. Le médiateur européen et le Parlement européen se sont également saisis de l’affaire, tandis que deux ONG ont déposé contre Frontex une plainte pour obtenir l’arrêt de ses interventions en mer Égée. À la même époque, l’agence annonçait qu’elle suspendait ses activités en Hongrie, après la condamnation de ce pays par la Cour de justice de l’Union européenne pour avoir « manqué à son obligation d’assurer un accès effectif à la procédure d’octroi de la protection internationale ». À ce jour cependant, Frontex n’a jamais été condamnée et continue à agir en toute impunité avec la bénédiction des instances de l’UE. Son renforcement est présenté comme une clef de la réussite des objectifs du Pacte européen pour l’asile et la migration adopté en 2020.
Ses partisans affirment que Frontex peut s’améliorer…
Dans un rapport de 2010, le réseau Migreurop concluait déjà à l’incompatibilité de l’agence avec le respect du droit international. Il a été largement démontré depuis que les garanties cosmétiques introduites dans le mandat de Frontex en matière de respect des droits humains pèsent bien peu au regard de l’impunité qui lui est accordée par l’UE, au profit d’une politique migratoire principalement sécuritaire.
Frontex est l’instrument d’une politique migratoire très restrictive. Quelle alternative lui opposer?
En effet, Frontex n’est que le symptôme d’une logique qui régit l’ensemble de la politique de l’Union européenne en matière de contrôle de ses frontières. Un changement complet de paradigme s’impose, pour inverser le sens des priorités: le respect des droits fondamentaux doit prévaloir sur les intérêts économiques et idéologiques. Il faut aussi prendre acte du caractère inéluctable de la mobilité humaine.
Interview parue dans Services Publics n°4, 18 mars 2022
Migreurop a publié en décembre dernier une note d’explication sur la question, intitulée: Frontex, une agence européenne hors de contrôle. À lire ici : https://migreurop.org/article3075.html