Interview de Guy Zurkiden, rédacteur
Dans votre dernier ouvrage, vous soulignez le risque croissant d’un emballement irréversible du réchauffement climatique…
Daniel Tanuro – Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui compile l’ensemble des études internationales sur la question, un réchauffement planétaire situé entre 1,5 et 2° Celsius, d’ici à la fin du siècle, pourrait entraîner la dislocation de la calotte glaciaire du Groenland. La conséquence serait une élévation du niveau de la mer de plusieurs mètres. L’échéance est imprécise (entre un siècle et un millénaire), mais le phénomène serait irréversible.
Or depuis la période préindustrielle, la planète a déjà gagné entre 0,9° et 1,2° C. Les experts du GIEC estiment que le plafond du 1,5° sera franchi en 2040, à moins d’une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre.
Nous sommes donc sur le point d’entrer dans une zone de danger maximum. Les menaces liées à l’augmentation de la quantité de CO2 dans l’atmosphère sont en effet multiples: élévation du niveau des océans, multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, impacts négatifs sur la productivité agricole, prolifération des maladies à vecteur comme la malaria.
Le réchauffement climatique peut aussi avoir de graves effets sur la santé humaine, en dépassant la possibilité de régulation de la température corporelle. Enfin, il entraîne un déclin accéléré de la biodiversité – qui forme le deuxième volet de la catastrophe en cours.
Quels sont les effets de ce déclin de la biodiversité ?
Nous vivons la sixième période d’extinction du vivant de l’histoire de la Terre: 25% des espèces sont menacées d’extinction – 40% pour les amphibiens, plus d’un tiers pour les requins et les mammifères marins. Les pertes d’écosystèmes sont particulièrement importantes dans les régions tropicales, qui recèlent la plus grande biodiversité.
Les principales causes de ce massacre sont: l’impact profond des activités humaines sur les terres (déforestation) et les mers ; la surexploitation des ressources (pensons à la surpêche); et le changement climatique.
Cette réduction de la biodiversité a un effet particulièrement dangereux pour les êtres humains: l’augmentation des pandémies. Le mécanisme est le suivant: le principal réservoir de virus susceptibles d’infecter l’espèce humaine se trouve chez les animaux sauvages; or la destruction des habitats de cette faune sauvage favorise, parmi les virus qu’elle héberge, les mutations susceptibles de se propager à des animaux domestiques ou aux humains; on assiste ainsi, depuis une quarantaine d’années, à une multiplication des zoonoses, ces virus qui font le saut des animaux sauvages vers des espèces domestiques et/ou vers l’être humain: SIDA, Zika, Chikungunya, Ebola, H5N1, etc. Ces virus se répandent ensuite sur la planète en suivant les voies de la mondialisation marchande et des transports aériens.
La plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBDES) affirme ainsi que nous sommes entrés « dans l’ère des pandémies ». D’autres pandémies suivront ainsi le coronavirus, et elles pourront être plus virulentes.
Ensemble, le réchauffement climatique et le déclin de la biodiversité représentent ainsi une menace majeure pour l’humanité.
Comment conjurer cette double menace ?
La lutte contre le réchauffement climatique doit être au cœur de nos attentions, car ce dernier est aussi l’une des causes principales du déclin de la biodiversité.
Pour l’enrayer, il faut une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et au-delà. Selon le GIEC, cette réduction devrait être de 58%, à l’échelle mondiale, d’ici à 2030 et de 100% d’ici 2050. En prenant en compte le principe des responsabilités différenciées, l’objectif devrait être plus élevé pour les pays du Nord, principaux responsables du réchauffement climatique. L’Union européenne, par exemple, devrait réduire ses émissions de 65% à l’horizon 2030.
Les « plans climat » annoncés par les Etats suffiront-ils ?
Non. Il y a un gouffre entre ces plans et les réductions d’émissions nécessaires pour rester en-dessous de 1,5° C.
Même si on prend pour argent comptant les annonces faites à l’issue du récent sommet sur le climat organisé par Joe Biden, on reste très loin du compte. Pour l’instant, nous nous acheminons vers 3,5°C de réchauffement d’ici la fin du siècle. On court donc à la catastrophe.
Comment expliquer un tel laisser-aller ?
En gros, deux tendances existent aujourd’hui parmi la classe dominante.
D’un côté, il y a la tendance « Trump ». Ses adeptes (qu’on retrouve aussi à la tête du Brésil ou de l’Australie, par exemple) nient le changement climatique et mettent le pied sur l’accélérateur en prônant un recours accru aux énergies fossiles, la poursuite de la déforestation, etc.
La deuxième tendance est représentée aujourd’hui par Joe Biden, une majorité des gouvernements européens et même la direction de l’Etat chinois. Ces dirigeants prennent au sérieux la crise climatique… mais sont incapables de la résoudre.
En effet, les propositions de Biden &Co visent à maintenir le cadre actuel d’une économie de marché néolibérale, tout en incitant les acteurs privés à développer les énergies « vertes ». La raison de fond de cette posture est le refus d’affronter le pouvoir des grandes banques et multinationales.
Ce « capitalisme vert » ne pourrait-il pas représenter une solution ?
Les menaces qui pèsent sur la planète ne tombent pas du ciel. Elles sont le fruit d’une économie de marché productiviste, dont le moteur est la recherche du profit. Dans ce mode de production capitaliste, les propriétaires de capitaux se livrent à une concurrence féroce, chacun tentant d’écraser son adversaire en produisant toujours plus et meilleur marché.
Ce système implique donc une croissance infinie de la production et de la consommation de marchandises, alimentée à 80% par la combustion d’énergies fossiles, qui représentent 80% des émissions de CO2 !
Dans ce contexte, même la « transition verte » défendue par certains gouvernements pourrait entraîner une augmentation catastrophique du volume d’émissions de gaz carbonique – car il faudra brûler beaucoup d’énergies fossiles pour produire les infrastructures nécessaires à cette « transition ».
Pour sauver la planète, c’est le mode de production capitaliste lui-même qu’il faut remettre en cause.
Si ce n’est pas le cas, la catastrophe deviendra réalité. Et il est vraisemblable que les gouvernements appliqueront, face à elle, une politique mêlant néolibéralisme et autoritarisme. À l’image de ce qu’on a observé face au coronavirus: les activités économiques ont été préservées au maximum, tandis que la vie sociale, culturelle et familiale a été soumise à d’importantes restrictions, y compris en ayant recours à la répression étatique.
Quelle place les syndicats occupent-ils dans ce scénario ?
Jusqu’à aujourd’hui, l’orientation majoritaire du mouvement syndical a été de chercher un compromis avec le productivisme capitaliste. La plupart des syndicats ne contestent pas ce mode de croissance absurde. Ils espèrent plutôt qu’on pourra continuer à produire toujours plus, tout en partageant un peu mieux les fruits de la croissance. On retrouve cette conviction dans les appels à la « relance économique » lancés récemment par les syndicats européens.
Or ce discours n’est pas adapté à l’urgence actuelle. Si nous voulons garder ne seraient-ce que 50% de chances de rester sous la barre du 1,5° de réchauffement, il faut rompre avec le dogme de la croissance économique: produire moins, transporter moins, partager plus.
La seule solution, c’est donc de réduire radicalement le volume de la production et des échanges. Les syndicats doivent avoir le courage de reconnaître cette réalité et de se battre pour un changement profond de société.
Sans quoi, ce sont les travailleurs et les pauvres qui seront les principales victimes de la catastrophe climatique – et la paieront, pour nombre d’entre eux, de leur vie. Tandis que les super-riches se sauveront de leur côté – certains ont le projet de créer des îles artificielles dans l’océan – et pourront même continuer à s’enrichir sur le dos de la catastrophe.
Quelles seraient les mesures concrètes à mettre en avant pour éviter ce scénario ?
Il sera impossible de produire et transporter moins si on laisse l’énergie aux mains des grandes compagnies pétrolières, la finance aux mains des banquiers et l’agriculture dans celles des multinationales de l’agrobusiness. Il faudra donc socialiser ces trois secteurs afin de disposer des ressources nécessaires à la transition et atteindre la neutralité carbone en 2050.
Ensuite, quelques revendications sont centrales pour rompre avec le productivisme capitaliste.
La première est la réduction massive du temps de travail, sans baisse de salaire. Car si l’on produit moins, il faudra tout de même travailler tous – sinon, c’est le chômage et la précarité qui augmenteront.
Ensuite, il faut étendre le secteur public (notamment toutes les activités de soins à la personne et à la nature) et annuler toutes les privatisations – car logique du privé est productiviste en soi.
Il faut aussi réaliser un tri entre les productions et les moyens transports à conserver et ceux auxquels nous pourrons renoncer. Une priorité est par exemple de lutter contre le secteur de l’armement, qui est aussi un gigantesque pollueur.
Bien sûr, renoncer à certains secteurs implique la reconversion des salariés qui y sont employés, en maintenant leurs collectifs de travail et leurs droits sociaux.
Il faudra aussi étendre la sphère de la gratuité (notamment celle des transport publics) et soutenir l’agroécologie, en jetant des ponts avec les agriculteurs bio.
De tels changements se heurteront à de fortes résistances…
Ces revendications seront impossibles à atteindre sans un affrontement social de grande ampleur. Leur réalisation implique donc de construire un rapport de forces face à la classe dominante.
Aujourd’hui, plusieurs secteurs de la société se trouvent à l’avant-garde de ce combat: les jeunes, les peuples indigènes, les petits agriculteurs et leur syndicat mondial, la Via Campesina. Souvent, les femmes sont en première ligne dans ces mouvements.
Pour l’avenir, la participation des organisations syndicales à cette lutte sera décisive: on ne pourra pas changer de mode de production sans les producteurs eux-mêmes !
Pour aller dans ce sens, les militants syndicaux conscients de la catastrophe en cours doivent construire des ponts avec les secteurs mobilisés. À l’image de la Grève pour l’Avenir en Suisse, qui est une initiative remarquable.
Nous devons lutter ensemble pour un autre monde. Et cela, dès maintenant.
Sans changement social profond, les travailleurs et les pauvres seront les principales victimes de la catastrophe climatique
[1] L’impossible capitalisme vert (La Découverte, 2012) et Trop tard pour être pessimistes ! (Textuel, 2020).