Lorsque le SSP t’a proposé de contribuer à une publication à l’occasion du centenaire de la grève générale, tu as accepté immédiatement et tu t’es beaucoup investi dans le projet. Pourquoi?
Dominique Dirlewanger– Cet épisode occupe une place importante dans l’histoire de la Suisse. Pendant trois jours, du 11 au 14 novembre 1918, environ 250 000 personnes participent à une grève générale, cela correspond à un tiers des salarié-e-s du pays. Analysée dans son cadre européen, l’année 1918 revêt une importance comparable au contexte de création de l’État fédéral. En effet, les trois jours de grève générale constituent un moment de tensions sociales équivalent en intensité aux journées révolutionnaires de 1848.
Les aspirations du mouvement ouvrier anticipent une part importante de l’histoire sociale et politique de la Suisse du XXe siècle. Si le déclenchement de la guerre en 1914 dans un climat de nationalismes exacerbés avait mis le verrou sur les revendications sociales, la fin de la Grande Guerre ouvre une période d’espoirs et de transformations possibles... Commémorer la grève, c’est l’occasion de mettre en lumière cette capacité de propositions syndicales.
D’où l’utilité de réaliser un ouvrage à l’attention des enseignant-e-s…
Oui, car s’il existe des documents aisément accessibles pour travailler la création de la Suisse moderne en classe, de nombreuses difficultés apparaissent lorsqu’il s’agit aborder l’enseignement de la grève générale. C’est pourquoi j’ai pleinement souscrit à l’idée du SSP de mettre à disposition des collègues un outil facilitant l’étude de cet événement fondamental de l’histoire du XXe siècle en Suisse. D’ailleurs, mon expérience des dernières années auprès de jeunes adultes dans le secondaire II vaudois montre que ce sujet rencontre un vif intérêt chez les élèves.
En quoi consiste plus précisément le dossier?
Près de 40 documents d’époque sont proposés. Il s’agit principalement de photos, d’affiches et d’articles de presse, complétés par quelques données chiffrées. Peu d’ouvrages réunissent autant de sources en lien avec la grève générale, cela aussi grâce aux collègues historien-ne-s qui m’ont fait part de compléments et de conseils. Les documents sont présentés dans un ordre chronologique et regroupés en quatre parties : le mouvement ouvrier en Suisse avant 1918, les années de guerre, le déclenchement de la grève générale et, enfin, les conséquences de cette grève. Les références sont mentionnées pour chacune des sources. De plus, deux éclairages de Julien Wicki et Hans Ulrich Jost complètent le dossier.
Il ne s’agit donc pas d’une marche à suivre.
Loin de là ! En tant qu’enseignant et syndicaliste, je défends l’autonomie pédagogique du métier, car il s’agit d’un gage important pour la qualité des cours. En proposant du matériel, le dossier ne se substitue pas au travail des professionnel-le-s de l’enseignement. De nombreux angles d’approche sont possibles et chacun-e définira comment les matériaux seront utilisés : certain-e-s collègues n’auront probablement recours qu’à deux ou trois illustrations, alors que d’autres s’appuieront sur une grande partie des documents présentés.
Peux-tu néanmoins mentionner quelques aspects susceptibles d’être abordés en classe ?
L’étude de la grève générale permet de faire une histoire critique. Il est possible d’interroger l’insertion de la Suisse dans le mouvement ouvrier européen. De même, cela permet d’intégrer les dynamiques de la guerre mondiale dans le déclenchement et le déroulement des conflits sociaux qui débutent dès 1915. Enfin, c’est l’occasion d’aborder la politique de neutralité, les questions de la répartition des richesses et le système politique suisse. Les sujets en lien avec le plan d’études romand ne manquent pas !
Parmi les neuf revendications du Comité d’Olten, on perçoit des éléments de la politique mis péniblement en place au cours du siècle : élection à la proportionnelle, assurance vieillesse, droit de vote des femmes, garantie de l’approvisionnement… Si les autorités économiques et politiques restent sourdes à la négociation et opposent une fermeté sans faille face aux grévistes, il ne faut pas sous-estimer les apports de 1918.
Cette approche critique de l’histoire remet en causes de nombreuses idées préconçues sur l’absence des grèves dans le pays, sur la déconnexion de la Confédération helvétique face aux enjeux européens, sur l’îlot de richesse constitutive des imaginaires associés à la Suisse... Cette histoire démontre combien, malgré sa neutralité, la Suisse s’intègre pleinement dans l’histoire de la Première Guerre mondiale…
Les documents ne se réduisent pas aux sources issues du mouvement ouvrier…
Lorsque l’on étudie le regard bourgeois sur la grève au détour de la presse, des prises de position des autorités politiques ou encore des associations économiques, il devient possible d’entrevoir la xénophobie d’une partie de l’élite suisse, ainsi que son antisocialisme virulent.
Associés à la paysannerie, les milieux conservateurs et les centrales patronales gagnent une place centrale dans le système politique au cours des décennies suivantes. Lors de la Seconde Guerre, les milieux économiques et politiques ne cessent de redouter une répétition de la grève. La référence à 1918 est au cœur des négociations collectives d’après-guerre. Manifestation d’un anticommunisme persistant, la peur des troubles importés de l’étranger influence les débats sur l’asile et l’immigration. Voilà quelques héritages contrastés de la grève générale en Suisse.
Les matériaux que nous avons réunis se veulent un encouragement à aborder ces éléments importants de l’histoire de la Suisse et à affirmer ainsi notre intérêt pour une histoire vue d’en bas. La grève générale ne doit pas être effacée de la mémoire du XXe siècle.
Interview : Philippe Martin, secrétaire central SSP