«Avec EFAS, leur projet est de prendre le contrôle du système»

de: Interview «Services Publics»

Après la victoire historique du 3 mars, le champ de bataille se déplace sur le dossier de la santé avec le référendum contre EFAS. Alors que la récolte de signatures bat son plein, nous nous sommes entretenus avec Pierre-Yves Maillard, président de l’USS, pour faire un point de situation sur ces deux thématiques.

Eric Roset

Pierre-Yves, le 3 mars 2024 est passé, mais c’est une journée qui va rester dans la mémoire des citoyen·ne·s suisses pour longtemps. Quel bilan tires-tu de cette campagne et quelles sont les perspectives de lutte future face au camp bourgeois pour l’implémentation et le financement de cette 13e rente?

Pierre-Yves Maillard – Le bilan est d’abord que c’était un très gros travail et qu’il faut remonter loin. On peut remonter à l’initiative AVS+ en 2016 qui était une première discussion sur le niveau des rentes et a été une première étape. Ensuite, avant même mon arrivée à la présidence, la direction de l’USS a constaté que la baisse des rentes LPP allait causer un grave problème social. À partir de là, on a essayé de mener une campagne décidée d’opposition fondamentale à tout programme de réduction des prestations de retraite. Notre analyse montrait que les gens qui partaient à la retraite subissaient un choc de plein fouet à cause de l’effondrement des rentes du 2e pilier: à capital égal, c’est presque 20% que les gens reçoivent en moins aujourd’hui. Cela veut dire que celles et ceux qui avaient une espérance de rente de 2000 francs il y a 20 ans se sont retrouvé·e·s avec 1600 francs quand ils/elles sont partis à la retraite, et dans une période où le coût de la vie a augmenté fortement. Dans ce contexte-là, nous devions mener une opposition claire à toute baisse de prestations. C’est pour ça qu’on n’a pas essayé de négocier des compensations contre la hausse de l’âge de la retraite des femmes, on a dit «c’est exclu on n’en veut pas!». On s’est alors donné les moyens, avec le mouvement féministe et avec tou·te·s les syndiqué·e·s, de faire une campagne vraiment combative et très forte contre AVS 21. On voulait tout donner, en ayant aussi l’idée de préparer les débats sur la 13e rente. Quand on a vu qu’on avait failli gagner sur AVS 21, on a été très déçu·e·s mais on s’est dit qu’on pouvait croire à la 13e rente. On a poursuivi notre attitude claire avec la LPP en nous opposant à toute baisse de rente, puis la campagne sur la baisse du pouvoir d’achat a été menée.

La victoire du 3 mars a été possible grâce à la présence sur le terrain de milliers de personnes qui ont fait un immense boulot militant partout dans le pays (plus d’un demi-million de tracts ont été distribués). Cette mobilisation populaire, une équipe de campagne exceptionnelle et notre présence dans les débats ont abouti au fait qu’en un peu plus de sept ans, on est passé·e·s de 40% à 58%.

Comment vois-tu la suite car on sent une hargne revancharde de la droite, notamment sur la question de la mise en oeuvre d’AVS x 13 et de son financement futur?

Pierre-Yves Maillard – La situation financière de l’AVS permet de voir venir sur le plan du financement: on aura probablement à nouveau cette année un bon bénéfice. Au bénéfice structurel de 1,5 milliard de 2023, on ajoute les rendements du capital, qui peuvent osciller mais qui en moyenne devraient tourner autour de 1 à 1,5 milliard, ce à quoi il faut encore ajouter la hausse de la TVA. Ces trois composantes devraient permettre de se trouver avec un bénéfice de 4 à 6 milliards en 2024. Un autre élément est qu’on pourrait aussi éviter de s’obliger à avoir des réserves correspondant à un exercice entier de rentes, on pourrait très bien baisser cette exigence, ce qui donnerait aussi un peu de temps avant d’introduire des moyens supplémentaires. De notre côté, nous voulons un texte qui permet l’entrée en vigueur de la 13e rente soit par ordonnance, soit par une modification légale rapide. À ce niveau-là, la seule solution techniquement simple et rapide, qui peut entrer en vigueur en 2026 en même temps que la 13e rente, c’est la hausse des cotisations salariales. La droite recherche d’autres solutions, on attend leurs contre-propositions, car nous avons donné nos pistes.

Les discussions sur les rentes ne sont donc pas terminées pour cette année, nous voterons en principe en septembre sur LPP 21. Mais avant cela, la question de la santé va occuper le devant de la scène politique puisque nous voterons en juin sur l’initiative visant à limiter à 10% la part du revenu prise par les primes. À l’heure actuelle, c’est le référendum contre EFAS qui nous préoccupe beaucoup et dont on parle sans doute trop peu car c’est un sujet réputé «complexe». De ton côté, quelles sont les raisons que tu pourrais invoquer pour s’op­poser farouchement à ce projet de révision du financement du système de santé en Suisse?

Pierre-Yves Maillard – Le drame du système de santé est qu’il est toujours complexifié à outrance alors qu’il s’agit d’un besoin de base de la socié­té. C’est probablement en grande partie voulu parce que cela permet de présenter comme étant techniques des choix poli­tiques qui sont pourtant tout à fait clairs. En l’occurrence avec EFAS, le choix poli­tique limpide est de poursuivre le désen­gagement de l’État en termes de régula­tion et de maîtrise de ce qui se passe. Le but est que l’État soit une vache à lait qui paie, mais que les grandes décisions d’af­fectation des ressources et de système de tarification lui échappent le plus possible. En prenant un peu de recul, on peut se souvenir de ce qui s’est passé dans le monde hospitalier. Dans le passé, les can­tons étaient décisionnaires pour savoir si un hôpital se créait ou pas, tout simple­ment parce que c’est eux qui payaient les investissements. Progressivement, on a commencé par dire «non, les investis­sements ne seront plus décidés par les cantons, on mettra un supplément dans les tarifs de financement LAMal», ce qui a eu pour conséquence que l’affectation de cet argent ne soit plus l’objet de décisions démocratiques. En même temps, on a dé­cidé que les cliniques privées à but lucra­tif devaient recevoir les mêmes montants que les hôpitaux publics. Bilan de l’affaire: il y a un milliard de francs d’argent public qui coule désormais dans les caisses des cliniques à but lucratif et qui manque aux hôpitaux de service public. Le résultat est qu’aujourd’hui, on voit des hôpitaux de service public qui sont en déficit et qui vont même jusqu’à organiser des licencie­ments collectifs, comme cela se produit à Saint-Gall. Donc: si vous avez aimé le fi­nancement hospitalier, eh bien, vous allez adorer EFAS car c’est la poursuite de la même logique, étendue au domaine des EMS et des soins à domicile.

Jusqu’à maintenant, la construction d’un EMS implique une décision des communes ou du canton. Avec EFAS, on va introduire, dans la même logique que pour les hôpi­taux, cet élément d’investissement dans les tarifs et l’obligation des cantons de couvrir les coûts des EMS sera supprimée. Désor­mais, l’argent public des cantons sera injec­té dans une structure que les caisses-mala­die dominent et les cantons perdront leur responsabilité de garantir les financements des EMS et des soins à domicile. Ce seront donc des systèmes tarifaires qui vont allouer les ressources plutôt que des parlements et des gouvernements démocratiquement élus. J’ai voté contre cette révision, je sou­tiens donc le référendum, tout comme l’USS, je ne peux qu’encourager tout le monde à signer ce référendum.

Quelles seront les conséquences d’EFAS pour, respectivement, les assuré·e·s et patient·e·s et les soignant·e·s, notamment dans le cadre des soins de longue durée?

Pierre-Yves Maillard – La conséquence immédiate pour les assu­ré·e·s, c’est que les primes augmenteront davantage encore qu’une année normale quand on introduira EFAS dans la majo­rité des cantons alémaniques (car ils ont en moyenne plus de dépenses dans le sta­tionnaire que dans l’ambulatoire). Pour ces cantons, lors de l’introduction du système, il y aura non seulement l’aug­mentation des primes habituelles, mais il y aura en plus de 1% à 6% de supplé­ment à cause d’EFAS. Dans les cantons romands, ce sera plutôt l’inverse. Les can­tons paieront plus et les primes seront un peu soulagées, au moins l’année de l’in­troduction. Mais là, nous craignons que les cantons imposent des coupes budgé­taires dans la réduction des primes pour compenser ces surcoûts.

Globalement, l’Office fédéral des assu­rances sociales affirme que les primes augmenteront de 42% en dix ans si on introduit EFAS et qu’elles augmenteront de 45% sans EFAS. On est pris entre l’hor­reur et l’enfer, ce qui montre d’abord le manque complet d’ambition du Conseil fédéral et de la majorité du Parlement face au choc des primes qui s’annonce devant nous. Mais ce que ne dit pas le Conseil fédéral, c’est ce qui se passe après cette décennie d’introduction d’EFAS. Les soins de longue durée sont le secteur qui va croître le plus ces vingt prochaines années à cause du vieillissement de la population. Or, en soulageant les cantons et en faisant reposer le financement sur les primes dans le domaine des soins de longue durée, ce projet risque de faire augmenter les primes à long terme. C’est en tout cas le constat que font les assureurs regroupés dans san­tésuisse, qui ont estimé à juste titre que, sur la durée, on risque de renforcer encore la part payée par le payeur de primes par rapport à l’impôt.

Pour les soignant·e·s, la chasse aux écono­mies sur leur dos va s’accentuer du fait du désengagement public. Si c’est le Canton qui paie des hôpitaux ou des établisse­ments de soins ou des soins à domicile, il est possible d’intervenir auprès des élu·e·s pour que les établissements de santé aient de bonnes prestations et répondent à une logique de soins de service public. Mais si c’est un mécanisme tarifaire national contrôlé par des milieux qui ne rendent de comptes à personne et peuvent vivre avec le mécontentement ambiant sans aucun souci (aucun·e directeur·trice de caisse n’a été licencié·e parce que les soignant·e·s sont mécontent·e·s de leurs conditions de travail), la donne change du tout au tout. L’éloignement des sphères de décisions loin des élu·e·s, donc des gens qui doivent rendre des comptes, ne peut que déboucher sur des dégâts pour le personnel. On le voit à Saint-Gall: le personnel se révolte et s’adresse d’abord aux autorités cantonales, qui ne peuvent qu’expliquer que le problème provient des tarifs qui sont trop bas.

Je vois vraiment une fuite en avant dans ces logiques qui, depuis vingt ans, dé­gradent le service public de santé et aug­mentent les coûts. Parce que c’est ça le pire: si on était dans une logique qui dé­grade le système de santé pour maîtriser les coûts, alors on serait face à une banale politique d’austérité. Mais là, on a le pire du tout, c’est-à-dire qu’on a des dépenses qui augmentent systématiquement plus que le coût de la vie, tout en ayant une dégradation des conditions de travail de tou·te·s ceux·celles qui ont vocation à soigner tou·te·s les pa­tient·e·s, à toute heure du jour et de la nuit. Ceux-celles qui font ce métier-là sont de moins en moins soutenu·e·s par le système de financement, alors que ceux·celles qui font commerce de santé à des fins lucratives s’accaparent une part toujours plus importante du gâteau. C’est le moment d’arrêter ça! Évidemment, c’est compliqué et par­fois abstrait, mais il faut bien qu’on ar­rive à expliquer ces éléments au public pour bloquer le coeur de ce dispositif.

Pour comprendre ce qui se joue avec EFAS, il faut voir ce qui se passe chez les assureurs, parce que les assureurs ne sont pas tous pour EFAS. Les assureurs regrou­pés chez santésuisse sont plus classi­quement intéressés par la maîtrise des coûts et s’opposent à EFAS. Les par­tisans d’EFAS, eux·elles, sont regrou­pé·e·s chez Curafutura et ils·elles ont en partie un autre agenda que leur mé­tier de simple assureur: ils·elles veulent plus de pouvoir sur le système de santé et, à cette fin, ils·elles cultivent une al­liance avec la FMH et les cliniques pri­vées au risque d’accepter des hausses tarifaires inconsidérées. Avec EFAS, leur projet est de prendre le contrôle du système. Ils·elles sont dans l’idée de changer le rôle de l’assureur pour en faire non plus un simple payeur de prestations mais pour en faire vraiment un acteur intégré où on trouve à la fois l’assureur privé, l’assurance de base et le fournisseur de prestations, alignés dans une intégration verticale. C’est ça, le projet idéologique et c’est pour cela que leur adversaire, c’est l’État et donc le service public. Ce sont des gens qui ont des niveaux de revenus tellement éloignés du commun des mortels qu’ils ne sentent pas qu’il y a une impasse à poursuivre cette straté­gie. C’est à nous de le leur rappeler!


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