«1000 à 2000 francs de moins par mois»

de: Guy Zurkinden, rédacteur

En 2022 et 2023, l’inflation et la hausse des primes pèseront sur le revenu des travailleuses et travailleurs. Au cours des dernières années, nombre de salarié·e·s ont déjà dû se serrer la ceinture, y compris dans certains secteurs du service public. Témoignages.

photo Eric Roset

«Des collègues ne vont plus chez le dentiste»

Isabelle*, employée à la Ville de Fribourg
«Ces dernières années, les charges à payer n’ont pas arrêté d’augmenter. En ville, la hausse des loyers a été phénoménale. Pour une femme seule avec enfant(s), il est devenu presque impossible d’avoir un appartement correct. Ou sinon, il faut sortir de la ville. Mais dans ce cas, il faudra payer les transports publics, qui sont chers. Aujourd’hui, on nous dit que la facture d’électricité va prendre l’ascenseur. Et après, quelle sera la prochaine hausse ?

À la ville de Fribourg, qui emploie plus de 600 personnes, les salaires n’ont pas été indexés, ni adaptés depuis 2010. C’est pour celles et ceux qui sont arrivés en haut de leur progression salariale que la situation est la plus compliquée. Certain·e·s touchent le même salaire depuis dix ans, alors que toutes leurs charges ont augmenté – et qu’elles vont continuer à le faire.

Le même salaire depuis dix ans
Je connais un collègue dont le salaire est bloqué depuis plus de dix ans. Sa femme travaille à temps partiel, car elle s’occupe aussi de ses petits-enfants. Depuis des années, mon collègue et son épouse veulent déménager pour des raisons de santé. Mais ils n’arrivent pas à trouver un logement adéquat, car leur budget est trop bas.

Un autre collègue, travaillant depuis 35 ans à la Ville, a son salaire bloqué depuis plus de cinq ans. Il a pourtant de plus en plus de travail et de responsabilités. Mais lorsqu’il demande une augmentation, la réponse est toujours non ! Son département a subi une réorganisation. Depuis, c’est pire: manque d’informations, de transparence, pas d’écoute ni de respect du travail. La motivation est tombée au plus bas, au point que ce collègue préfère prendre une retraite anticipée et perdre de l’argent plutôt que continuer à travailler dans ces conditions. Sa santé, physique et psychique, en a pris un coup.

Pour d’autres, la situation financière n’est carrément plus tenable. Ils ne vont plus chez le dentiste car c’est trop cher, ou renoncent à des rendez-vous médicaux.

On oublie le resto
À la Ville de Fribourg, la grille des salaires commence bas. Tout au bas de l’échelle, les salaires sont inférieurs à 4000 francs par mois pour un 100%. Un ouvrier non qualifié commence par toucher 3474 francs bruts par mois ! Il y a aussi de plus en plus de contrats à durée déterminée, de petits pourcentages de travail ou de personnes payées à l’heure.

Les cantonniers de la ville, par exemple, touchent de petits revenus. Pour certains d’entre eux, les fins de mois sont difficiles. Lors de la pause de 12 h, ils ne mangent jamais au restaurant. Ils avalent un petit sandwich et boivent l’eau des fontaines publiques.

Un de mes collègues, employé de la voirie, touche un salaire annuel inférieur à 65 000 francs bruts après plus de dix ans à la Ville. Il paie un loyer de 1100 francs, car il a eu la chance de trouver un logement subventionné. Son assurance maladie lui coûte 500 francs mensuels. Cette année, son salaire a augmenté de 100 francs, mais cette hausse a été engloutie par les autres augmentations (impôts, charges, assurances, dépenses courantes, etc.). À la fin du mois, cet employé attend toujours impatiemment son salaire, car il ne peut pas mettre le moindre sou de côté. Parfois, une semaine avant le terme, son compte est déjà à zéro. Pour lui, pas question d’aller au restaurant, encore moins de partir en vacances. Et les activités culturelles payantes, on oublie !

«Tu peux aller voir ailleurs»
Les collègues disent qu’elles et ils se font bouffer, qu’on les exploite. Mais s’ils se plaignent, on leur répond: «Si tu n’es pas content, tu peux aller voir ailleurs». La plupart ne se manifestent pas. Beaucoup ont peur de perdre leur emploi, surtout ceux qui ont un certain âge: ils savent que ce sera difficile de trouver un nouvel job. D’autres se sont fait taper sur les doigts par leur chef et n’osent plus rien dire. C’est malheureux: aujourd’hui, il faudrait se serrer les coudes pour améliorer les conditions de toutes et tous.

Une bonne partie des employé·e·s attendent la retraite avec impatience. Chaque matin, ils et elles se lèvent sous la contrainte, et plus du tout avec plaisir.»

*Prénom d’emprunt

«1000 à 2000 francs de moins par mois»

Francis-Eva*, employé chez Swissport
«Swissport s’occupe de l’assistance au sol à l’Aéroport de Genève (AIG). Nous sommes 860 salarié·e·s à travailler pour la compagnie sur le site genevois. Nous sommes soumis·e·s à deux CCT, qui prévoient des salaires différents. L’une s’applique aux fixes, l’autre aux auxiliaires.

Sous-enchère confirmée
Les auxiliaires (40% du personnel) sont payés à l’heure. Leur CCT ne prévoit aucune progression salariale. Ces dernières années, leurs rémunérations n’ont donc pas bougé. Il y a des collègues qui travaillent depuis quinze ans dans l’entreprise, avec toujours le même salaire. Les charges, en revanche, ont augmenté au cours de la même période. Concrètement, leurs fins de mois sont plus difficiles. Cette situation n’est pas une exclusivité Swissport. À l’AIG, des collègues de l’accueil, de la sécurité et du nettoyage ont aussi vu leurs revenus baisser ces dernières années. La sous-enchère des salaires à l’aéroport a d’ailleurs été confirmée par la commission tripartie qui s’est penchée sur la question.

La CCT pour les fixes prévoit une progression des salaires mensuels et une compensation de l’inflation, contrairement à celle des auxiliaires. La situation des fixes était donc plus favorable. Mais en 2021, la direction de l’entreprise, en prétextant la pandémie, a imposé une baisse de la grille salariale. Certain·e·s collègues ayant plus d’ancienneté ont vu leur salaire baisser de 1000 à 2000 francs par mois !

Travailler plus, gagner moins
En parallèle, le temps de travail a été allongé. Swissport a aussi imposé des nouveautés au niveau du temps de travail, avec des horaires qui peuvent changer le jour-même, sans que les heures perdues ne soient compensées à leur juste valeur. Globalement on travaille plus longtemps, avec des salaires plus bas. À cela s’ajoute le fait que nous sommes en sous-effectif, et que nous sommes débordé·e·s parfois même durant les périodes creuses. L’été s’annonce très dur.

On sent que notre situation financière est plus serrée. La situation a été particulièrement dure durant 2020 et 2021, lorsque nous étions au chômage partiel, avec une baisse de revenu de 20%. Certains travailleurs et travailleuses devaient faire la file aux distributions de nourriture.

Nous sommes d’autant plus choqué·e·s que nous venons d’apprendre que la direction de Swissport a miraculeusement trouvé de l’argent pour verser des primes de performance très élevées à ses cadres pour l’année 2021. On parle de montants à cinq zéros, pas de bons-cadeaux à la Migros !

Un contrat-type, enfin !
Dans ce contexte compliqué, on a tout de même eu une victoire importante: pour limiter le dumping salarial à l’aéroport, l’Office cantonal de l’inspection et des relations de travail a décidé en vigueur d’un contrat type de travail et d’usages le 1er juin dernier, qui s’appliquera à tout le personnel d’assistance au sol. Concrètement, des salaires minimums s’appliqueront à tous les salariés, fixes comme auxiliaires. Chaque année, ces salaires seront indexés en cas d’augmentation de l’indice des prix à la consommation. Enfin ! Il faut maintenant étendre ces avancées au reste du personnel de l’AIG (sécurité, nettoyage, etc.)».

*Prénom d’emprunt