Pietro, tu t’es intéressé au deuxième pilier et plus particulièrement au rôle, souvent méconnu, des assureurs-vie dans son émergence et son développement. À partir de quand dater leur intérêt pour le système de retraite ?
Pietro Boschetti – Dans le documentaire, tout comme dans le livre, le but était de faire une histoire politique du deuxième pilier 3 qui montre comment les assureurs-vie se sont immiscés très tôt, dès le début du XX e siècle, dans les débats émergeant sur la prévoyance vieillesse en Suisse, déjà depuis la Grève générale de 1918 qui porte la revendication de l’introduction d’une assurance vieillesse et survivant·e·s. En parallèle à l’AVS, une autre histoire se déroule autour des caisses de retraite professionnelles mises sur pied par des employeurs pour leurs travailleurs·euses. Les assureurs-vie identifient très vite cette niche et vont proposer leurs services aux entreprises pour développer des solutions de prévoyance vieillesse (solutions encouragées fiscalement dès 1916).
Loin de freiner le développement des caisses de retraite d’entreprise, la création de l’AVS en 1947 agit comme catalyseur pour ces caisses de pension et cela est très bien compris et même voulu par les assureurs. L’AVS permet certes de ne pas sombrer dans l’indigence, mais est très limitée (elle verse des rentes correspondant initialement à 13% du revenu moyen), ce qui correspond aux vœux des assureurs car cela encourage le développement des compléments privés qu’ils promeuvent et qui occupent déjà 20% de leurs chiffres d’affaires dans les années 1950. Dès l’instauration du deuxième pilier obligatoire, ils ont déjà une position forte sur ce marché. Ils vont également très vite développer une vision de la prévoyance en termes de trois piliers.
Pourtant, le modèle des trois piliers ne sera adopté par les votant·e·s que le 3 décembre 1972.
Tout à fait, mais les assureurs, par leur connaissance du système suisse, vont anticiper la confrontation qui ne manquera pas de surgir dans un futur proche entre le développement de l’AVS et celui des caisses de retraite privées qui viendront compléter une AVS destinée à rester à un niveau très bas. Cela passe notamment par le rôle de Peter Binswanger, un haut fonctionnaire fédéral ayant participé à la mise sur pied de l’AVS. Ce dernier, membre du Parti radical (devenu aujourd’hui le PLR) est engagé en 1956 par la Winterthur-Vie (l’actuelle AXA), afin d’y prendre la direction de la division «assurances de groupe», c’est-à-dire les affaires liées à la prévoyance vieillesse.
Il va mener des travaux, impliquant dès les années 1960 les grands acteurs de l’économie, pour élaborer et préciser la vision des assureurs en matière de prévoyance. Il réussira ainsi à convaincre la Confédération de reprendre le dispositif des assureurs. Résultat: le système des trois piliers, sans qu’il soit nommé ainsi, apparaît pour la première fois dans le message du Conseil fédéral de 1963 sur la 6e révision de l’AVS dans un paragraphe prospectif rédigé directement par les assureurs. Dès lors, quand bien même elle a été développée par les assureurs et pour les assureurs depuis le début du XXe siècle, cette vision ne sera plus seulement la leur, mais celle du Conseil fédéral.
La votation du 3 décembre 1972 se solde par une acceptation du système des trois piliers par 75% des votant·e·s. Pour ce faire, il a été nécessaire de convaincre la gauche et les syndicats. Plusieurs promesses ont notamment été faites à cette occasion, quelles sont-elles?
Les syndicats étaient depuis longtemps intégrés dans les caisses de retraite professionnelles et ont adhéré au système des trois piliers, notamment du fait du poids de la paix du travail et de la culture du «partenariat social». Il y a également eu un nombre d’illusions considérable sur le pouvoir que les salarié·e·s pouvaient tirer de la promesse de gestion paritaire dans les futures caisses de pension. La gauche et les syndicats se sont donc majoritairement opposés au projet du Parti du Travail (PdT) de constitution d’une super-AVS garantissant des rentes à hauteur de 60% du revenu des cinq meilleures années de la carrière et qui était soumise au vote contre les trois piliers. Cependant, des promesses étaient nécessaires pour combattre ce projet. Pour la gauche, l’aspect obligatoire du deuxième pilier était incontournable et cela a été très vite compris par les assureurs (ce qui représentait par ailleurs un formidable élargissement du marché). Cet élément est peut-être la seule promesse qui a été tenue (et encore, on peut discuter car les petits salaires ne cotisent pas à la LPP).
Aucune des autres promesses n’a été concrétisée: ni le fait que les rentes AVS et LPP s’élèveraient à 60% du dernier salaire; ni l’élément le plus fondamental, à savoir la généralisation de la primauté des prestations (qui garantissait aux assuré·e·s un niveau de rentes déterminé, à l’opposé de la primauté de cotisations qui fait reposer le risque financier sur les seul·e·s assuré·e·s et qui concerne plus de 90% des assuré·e·s à l’heure actuelle); ni la garantie de la compensation du renchérissement des rentes LPP (c’est le cas de l’AVS); ni le système de gestion paritaire très développé (cette gestion paritaire ressemble à une farce dans le cas des contrats collectifs gérés par les assureurs où la compagnie négocie avec elle-même). Plusieurs de ces promesses figuraient dans le projet de loi initial, mais c’est le Conseil des États qui les biffera avant l’entrée en vigueur de la LPP le 1er janvier 1985.
Après le 1 er janvier 1985, les premières années d’existence de la LPP seront des années d’ascension du deuxième pilier durant lesquelles les rendements financiers sont excellents, qu’en est-il des résultats des assureurs dans cette période?
Cette phase est la meilleure illustration du fait que la LPP a été construite par et pour les assureurs. Il s’agit en effet du scandale dit «des 20 milliards» (ou vol des rentes, Rentenklau en allemand). Depuis l’entrée en vigueur de la LPP en 1985, jusqu’en 2000, on est dans une période de très hauts rendements des marchés financiers, avec une moyenne de 10% et des pics à 18% ou 20%. Du côté des caisses, elles n’ont pour seule obligation, à part payer les rentes bien entendu, que de rémunérer les comptes des assuré·e·s à hauteur du taux d’intérêt minimum, qui était à l’époque de 4% (il est maintenant à 1,25%). Toute la question est donc de savoir ce qu’il advient des excédents (ce qui dépasse ces 4%). Les caisses autonomes (liées directement aux entreprises) vont reverser plus ou moins ces excédents aux assuré·e·s.
Mais dans les caisses de pension sous contrats collectifs, gérées par les assureurs, cela se passe très différemment. Car ces derniers encaissent directement les excédents réalisés et les reversent tels quels dans le même pot comptable que leurs autres affaires privées (assurance sur la vie, etc.). Autrement dit, ils ne font aucune distinction comptable entre affaires privées et affaires dans la prévoyance professionnelle.
Si bien qu’il est impossible de savoir ce qui relève du privé ou du deuxième pilier. Conclusion: ils peuvent dès lors utiliser les excédents selon leur bon vouloir, ou plutôt selon leurs intérêts de compagnies privées. Ce scandale a surgi lors des travaux de commission autour de la première révision de la LPP au début des années 2000. Les parlementaires ont donc posé des questions à ce sujet. Ils·elles se sont heurté·e·s à une véritable boîte noire, y compris de la part de l’organe de surveillance des assureurs, l’Office fédéral des assurances privées (OFAP), qui a donné une réponse extraordinaire: «La transparence n’est pas souhaitable dans ce domaine parce que ça pourrait nuire aux intérêts des compagnies d’assurances en Suisse et à l’étranger», alors qu’il y avait des milliards en jeu! On ne sait donc pas ce qu’il est advenu des excédents, les assureurs en ont fait strictement ce qu’ils voulaient dans la plus parfaite opacité.
La résolution légale de ce scandale n’apparaît pas vraiment comme moins choquante, peux-tu l’expliquer?
Confronté à ce scandale, le monde politique se sent contraint d’agir. C’est ainsi qu’est mis sur pied le système de la quotepart minimale (aussi appelé legal quote) qui est au départ un accord sur le partage des excédents entre assureurs et assuré·e·s. Après plusieurs débats, on se met finalement d’accord sur une clef de répartition selon laquelle 90% des excédents doivent revenir aux assuré·e·s et 10% aux assureurs. Le problème principal est celui de la définition même des excédents.
Pendant tout le débat parlementaire, on a considéré que les excédents étaient ce qu’il reste après avoir tout payé, soit le bénéfice, ce qui correspond par ailleurs au sens commun. Or, le Département fédéral des finances sous la responsabilité du conseiller fédéral libéral-radical Hans-Rudolf Merz (par ailleurs ancien membre du conseil d’administration de l’assurance-vie Helvetia), va considérer que les excédents correspondent aux recettes, donc à tout ce qu’encaisse l’assureur (le rendement net des avoirs de vieillesse placé sur les marchés financiers + le montant brut des primes pour couvrir le risque décès et invalidité + le montant brut de la prime pour frais administratifs). Il va de soi que ce montant est beaucoup plus élevé que le bénéfice. Et les assureurs peuvent prendre jusqu’à 10% de ces rentrées financières, sauf s’il y a des pertes (vu que ce sont les assureurs qui fixent les primes, ce cas de figure n’est arrivé qu’une seule année à une seule assurance et cela a été vite récupéré).
Autrement dit, c’est un cadeau extraordinaire qu’on leur a fait car il s’agit simplement d’une garantie étatique de bénéfice. C’est probablement unique au monde!
Ajoutons que les assureurs peuvent de cette manière faire assumer leurs frais de fonctionnement par les assuré·e·s, ce qui ne les incite pas vraiment à tenter de les contenir. Un de mes interlocuteurs a parlé de la legal quote comme d’une prime à l’incompétence.
La vieille rengaine idéologique prétend que l’AVS est fragile, toujours proche de la faillite, alors que la LPP serait plus solide. Quelle est ton évaluation de la supposée robustesse du deuxième pilier?
Même si on ne peut pas l’affirmer ainsi sur un strict plan comptable, je prétends néanmoins que le système d’ensemble du deuxième pilier est déficitaire depuis 2007. Il est déficitaire au sens où le système ne génère pas assez d’argent pour pouvoir payer toutes les rentes en cours.
Il manque en moyenne 5 milliards par année. Il est donc nécessaire de puiser dans les rendements qui devraient alimenter les comptes vieillesse des actifs pour payer les rentes. Ironiquement, c’est finalement une sorte de répartition, ce qui est totalement contraire au principe de la capitalisation en vigueur dans le deuxième pilier.
L’administration fédérale parle de «solidarités indésirables» et cela déséquilibre le système. Cela contribue à la baisse des prestations du deuxième pilier qui, selon VZ, est de l’ordre de 40% au cours des vingt dernières années. Les nouvelles rentes médianes de la LPP sont proches de celles de l’AVS, donc entre 1700 et 1800 francs par mois, alors que le deuxième pilier était censé à l’origine remplacer 40% du revenu avant la retraite et l’AVS 20%. Dans le cadre du système du deuxième pilier, la réponse proposée par la droite consiste à économiser encore et encore sur le dos des assuré·e·s en baissant une fois de plus le taux de conversion et en augmentant les cotisations ou l’âge de la retraite. Le système du deuxième pilier est véritablement en train d’imploser, certes lentement, mais sûrement.
L’année 2024 est une année décisive sur le front des retraites puisque, après le 3 mars qui a vu la victoire de l’initiative pour une 13 e rente AVS et le rejet de l’augmentation de l’âge de la retraite défendu par la droite, nous voterons le 22 septembre sur LPP 21.
Il faut refuser massivement LPP 21 car ce n’est qu’une poursuite aveugle de la logique délétère du deuxième pilier qui a démontré son inefficacité. Sur le plan social, c’est une ineptie totale car, contrairement à l’AVS, voilà une assurance sociale qui fabrique de l’inégalité (pour un différentiel salarial entre hommes et femmes de 18% à 20%, le différentiel des rentes LPP est de l’ordre de 40%, voire davantage).
À l’heure actuelle, en comptant la part sur-obligatoire, la majorité des caisses pratique un taux de conversion de l’ordre de 5%, mais elles l’abaisseraient encore si LPP 21 était acceptée.
En plus, le deuxième pilier est inopérant: pour 100 francs de cotisations dans l’AVS, on obtient 99 francs de rente, contre seulement 76 francs dans la LPP. La seule manière de sortir de cette impasse est de se battre pour un renforcement du premier pilier, sur le modèle de la 13e rente, mais en allant encore plus loin en multipliant par 3 ou par 4 le niveau des rentes, ce qui ne va pas se faire d’un claquement de doigts. Il faudrait exclure les assureurs privés du deuxième pilier, mais aussi dégonfler au maximum ce dernier afin de regonfler le premier pilier. Il faut cependant ne pas faire l’impasse sur un problème majeur, à savoir celui de la garantie des prestations acquises dans le deuxième pilier. Ce basculement d’ensemble du système devra donc se faire sur une longue période. Il est cependant certain que le système des trois piliers est une aberration qui ne remplit pas son rôle, mais les poches des assureurs et de l’industrie financière.
[1] Diffusé en octobre 2022 sur les trois chaînes de la SSR, ce documentaire est en accès libre sur: https://vimeo.com/726106269
[2] L’Affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs, Éditions Livreo-Alphil, 2024.
[3] En nous inspirant de l’historiographie suisse sur ce sujet, notamment l’ouvrage de Matthieu Leimgruber, Solidarity without the State, Cambridge University Press, 2012.