Jamais depuis la mise sur pied de la statistique sur l’évolution des salaires réels (qui date de la Seconde Guerre mondiale), un tel recul trois années d’affilée n’avait été observé. La baisse cumulée depuis 2021 se monte à 3,1% de salaire en moins. Un sondage effectué par le KOF, l’institut d’étude de l’EPFZ, auprès de 4500 entreprises indique que ces dernières prévoient des augmentations de salaire pour 2025 se situant juste en dessous des prévisions d’inflation [1]. Si ces projections se confirmaient, nous vivrions une quatrième année de baisse consécutive des salaires réels. La revendication salariale de l’USS, à savoir des augmentations jusqu’à 5%, est ainsi absolument justifiée au titre de rattrapage.
Réalité encore pire
Il ne faut pas oublier que ce mouvement de baisse des salaires réels prend place dans une situation de croissance économique (le PIB a progressé de 5,4% en 2021, de 2,5% en 2022 et de 1,3% en 2023) et d’augmentation constante de la productivité du travail, ce qui implique que la part de la richesse (produite par salarié-e-s) revenant aux travailleurs-euses diminue constamment au profit des détenteurs-trices de capitaux [2].
Si on s’intéresse à la manière de mesurer l’augmentation du coût de la vie, donc à l’Indice des prix à la consommation (IPC), les choses se corsent encore plus. Plusieurs problèmes structurels font en effet que l’IPC est un indicateur qui rend très mal compte de l’augmentation réelle du coût de la vie pour la population travailleuse. Pour construire l’indice, l’Office fédéral de la statistique (OFS) détermine tout d’abord ce que l’on appelle un «panier de consommation type» qui regroupe les biens et services que les ménages ont le plus consommés. Ces biens et services sont ensuite regroupés dans des grandes catégories types (loyer et énergie, alimentation, santé, etc.) qui sont pondérées en fonction de leurs poids respectifs dans le budget des ménages. L’OFS examine chaque mois l’évolution des prix des différents composants du «panier type», ce qui lui permet de définir l’évolution des prix à la consommation.
Le piège de la moyenne
Jusque-là, rien que de très classique. Mais, et cette information n’est pas criée sur les toits, la pondération type sur laquelle se base l’OFS correspond au poids des différentes catégories de biens et services dans le budget d’un ménage de revenu moyen et considère que tous les ménages, indépendamment de leurs niveaux de revenus, consomment de la même manière, c’est-à-dire consacrent la même proportion de revenu à chaque caté- gorie de consommation. Ainsi, il est admis dans la construction de l’IPC par l’OFS que la part prise par la catégorie «logement et énergie» se monte à 25,25%. Or, il tombe sous le sens que le poids relatif de ce poste augmente à mesure que le revenu est plus bas. Pour les plus bas revenus, le poste «lo- gement et énergie» peut se monter à 30%, voire 35% du revenu ou même davantage. Or, il s’agit par ailleurs d’un poste dont les prix ont particulièrement augmenté ces dernières années, tout comme l’ensemble des dépenses courantes incompressibles pour les ménages: loyers, alimentation, transports et santé.
Tous comptes faits
Le second problème majeur posé par l’IPC est mieux connu, il s’agit de la non-prise en compte des primes d’assurance-maladie (voir ci-dessous). Samuel Bendahan, conseiller national socialiste du canton de Vaud, était invité par l’Union syndicale cantonale neuchâteloise le 5 septembre dernier à s’exprimer autour de cette question. Il a ainsi présenté les résultats de ses travaux de recherche. Il a effectué des calculs du renchérissement différencié par classe de revenu en partant de ce que ces catégories sociales consomment réellement (en s’inspirant notamment de l’enquête sur le budget des ménages, également réalisée par l’OFS), ce qui inclut évidemment les primes maladie. Les résultats sont plus que parlants. Pour la période de 2000 à 2022, les chiffres officiels de l’IPC indiquent un renchérissement cumulé de l’ordre de 14%. Par contre, pour les ménages gagnant 6000 francs par mois, cette valeur monte à 21%, alors que les ménages percevant 4000 francs ont dû subir une augmentation du coût de la vie de 30%!
Une inversion de tendance sur le front des salaires est d’une urgence absolue. Il est également temps que le mouvement syndical se dote d’outils lui permettant d’évaluer plus précisément la situation vécue par les différentes catégories de sa- larié-e-s de ce pays.
[1] Tribune de Genève, 13 août 2024.
[2] Voir Services Publics du 6 septembre 2024.
Primes invisibilisées
Si on en croit l’IPC tel que calculé par l’OFS, entre 2016 et 2024, le poste «santé» serait passé de 15,57% de la consommation des ménages à 15,44%; il aurait donc légèrement diminué. Dans le même temps, les primes maladie ont augmenté de 26% alors que les salaires réels reculaient de 1,6%. L’explication est finalement simple: le poste intitulé «santé» de l’IPC ne comprend pas les primes maladie, mais uniquement les services médicaux financés par les primes (prestations médicales, dentaires, hospitalières, médicaments). L’OFS considère ainsi que les primes maladie ne relèvent pas de la consommation et s’en explique de la manière suivante: «Les primes d’assurance représentent des transferts. Ces derniers sont restitués aux ménages sous forme de prestations d’assurance lorsque survient un événement couvert par l’assurance.» [1]
Après la sous-estimation de l’augmentation des dépenses courantes incompressibles, le monde de la statistique invisibilise le poste dont l’augmentation constante étrangle les ménages. La justification «conceptuelle» de cette occultation des primes de l’IPC se double d’une argumentation en termes de comparaison internationale. Mais, là encore, les choses sont biaisées car, si les primes maladie n’apparaissent pas dans le calcul de l’inflation, elles ne comptent pas non plus dans l’estimation de la quote-part fiscale. Comme cela a été développé lors de la campagne pour l’initiative d’allègement des primes, force est de constater que les primes maladie ne représentent rien d’autre qu’un impôt extraordinairement régressif. Comme cet impôt est prélevé par des agents privés – les assureurs –, il n’est pas comptabilisé en tant qu’impôt comme peuvent l’être ceux prélevés par la Confédération, les cantons et les communes. Ainsi, en termes de comparaison internationale, les résident-e-s de ce pays sont ceux- celles qui contribuent le plus au financement du système de santé (70% des dépenses, soit environ le double de la moyenne des pays de l’OCDE), mais ces montants ne sont décomptés ni dans la consommation des ménages, ni au nombre des contributions obligatoires. Une raison de plus pour appeler de nos vœux un système de santé prévoyant un paiement des primes proportionnel au revenu!
[1] https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/ home/statistiques/prix/enquetes/ kvpi/ipam.html
Développer un indice syndical
L’Indice des prix à la consommation tel qu’existant rend très mal compte du renchérissement que subissent les différentes catégories de travailleurs-euses. L’établissement de grandes moyennes gomme les profondes inégalités entre les dépenses de consommation des classes sociales. Pour simplifier, il est possible d’affirmer que les prix des produits qu’achètent les classes favorisées ont eu tendance à diminuer ces dernières années, alors que les frais des classes populaires ont considérablement augmenté. Une étude parue en mai dernier [1] a mis en évidence l’importance des dépenses courantes en fonction de la catégorie de revenus. La conclusion que les auteurs tirent est que la prise en considération des dépenses courantes (biens de consommation quotidienne, logement, primes, transports) amplifie les inégalités sociales. Cette enquête a été effectuée sur la base de données datées de 2015, soit avant que les prix des dépenses courantes augmentent fortement (depuis 2020, les coûts de l’électricité ont grimpé de 60%, ceux des loyers et de l’alimentation de 7%, des transports de 15% et des carburants de 34%).
Sur le plan de l’évolution des salaires réels, ceux de la majorité de la population n’ont pour ainsi dire pas progressé depuis 2014, alors que ceux du 1% le plus riche ont progressé de 25% dans la même période.
Par le passé, l’Office fédéral de la statistique fournissait des chiffres d’inflation différenciés en fonction des catégories de revenus. Une demande en ce sens a été déposée au Parlement fédéral, mais a été rejetée sans surprise par la majorité bourgeoise. La conclusion coule de source: le mouvement syndical ne peut se contenter de se baser sur les chiffres issus de l’IPC pour évaluer l’évolution des conditions de vie de la population travailleuse, l’élaboration d’un indice syndical doit être envisagée. Des démarches en ce sens ont été entreprises auprès de l’Union syndicale suisse par plusieurs unions syndicales romandes ainsi que par le SSP. À suivre.
[1] Hümbelin, O., Farys, R., & Jann, B. (2024). Comment les dépenses courantes accentuent les inégalités. Social Change in Switzerland, N° 37. doi: 10.22019/SC-2024- 00001.
Alexandre Martins, rédacteur, Services Publics n° 11, 27 septembre 2024