Questions à Brynhildur Heiðar- and Ómarsdóttir, directrice de la Women’s Rights association, organisatrice des grèves nationales des femmes en 2016 et 2018.
Depuis l’année dernière, l’Islande a la législation sur l’égalité la plus avancée du monde…
Brynhildur Heiðar- and Ómarsdóttir – Le 1er janvier 2018, une loi unique au monde est entrée en vigueur dans notre pays. Elle exige que toutes les entreprises employant plus de 25 salarié-e-s appliquent l’égalité salariale. Les firmes doivent désormais fournir un certificat prouvant qu’à travail égal, elles appliquent un salaire égal pour une femme et un homme.
Concrètement, les entreprises doivent appliquer la norme pour une rémunération égale (equal pay standard), mise au point en 2012. Cet instrument permet de mesurer objectivement les inégalités salariales dans une entreprise – et de les corriger. Il peut aussi être utilisé pour d’autres inégalités – basées sur l’origine, la religion, etc.
Cette norme a été mise au point en 2012. C’est le fruit d’une collaboration entre l’Etat, les syndicats et les employeurs. Dans un premier temps, les entreprises pouvaient l’appliquer de manière facultative. Depuis le 1er janvier 2018, elle est devenue obligatoire.
La nouveauté radicale, c’est que cette procédure renverse le fardeau de la preuve. Ce n’est plus à l’employée de démontrer qu’elle est discriminée et de puiser dans ses ressources financières, psychologiques et émotionnelles pour mener un procès contre son employeur – qui, si l’égalité est reconnue par les tribunaux, aura un impact individuel mais ne forcera pas l’entreprise à changer sa politique salariale. Ce sont désormais les entreprises qui doivent prouver qu’elles appliquent l’égalité.
Les employeurs vont enfin devoir concrétiser la loi en matière d’égalité salariale, qu’ils bafouent depuis près de soixante ans !
Dans la pratique, comment se passe le processus ?
Chaque entreprise comptant plus de 25 salarié-e-s doit mettre sur pied un système salarial égalitaire, transparent, comprenant une classification objective des emplois et rémunérations. Ensuite, un auditeur externe vérifie si la société remplit ses obligations – ou non. Si c’est le cas, elle lui attribue un certificat. La démarche devra être renouvelée tous les trois ans. L’Etat doit vérifier que toutes les compagnies l’ont suivie avec succès. Celles qui ne s’y plient pas peuvent être amendées, pour un montant de 380 euros par jour. C’est une loi très récente. Y aura-t-il une réelle volonté politique d’appliquer ces amendes ? Cela dépendra de la pression mise par les syndicats et le mouvement féministe.
Avant de devenir obligatoire, l’equal pay standard a été appliqué à titre facultatif, durant sept ans. Cela fonctionne bien: quand une inégalité est constatée au sein d’une entreprise, le salaire des personnes discriminées est adapté vers le haut – pas le contraire.
Cet instrument peut-il être appliqué à d’autres pays ?
La norme a été conçue pour le marché du travail islandais, mais elle est conforme aux standards internationaux (ISO). Elle est ainsi facilement transférable à d’autres pays. Rien n’empêche la Suisse, par exemple, de l’adapter à son marché du travail. Tout le monde peut télécharger cet instrument sur, traduit en anglais sur notre site (www.krfi.is), et le lire. Je pense qu’il est important que les mouvements féministe et syndical fassent pression sur leurs gouvernements respectifs pour qu’ils utilisent cet outil, en l’adaptant. Même facultatif, cela reste un puissant instrument de pression, permettant aux consommateurs/-trices de favoriser les entreprises qui respectent l’égalité salariale.
Cet instrument met-il fin aux inégalités ?
Non, même si c’est un important pas en avant. L’Islande est considéré comme un précurseur en matière d’égalité hommes femmes, mais il nous reste beaucoup de chemin à faire.
Selon la statistique officielle, le revenu mensuel moyen d’une femme reste inférieur de 26% à celui d’un homme. Ce chiffre reflète le temps partiel imposé aux femmes – et donc le travail gratuit qu’elles réalisent –, l’impact de la maternité sur une carrière, la moindre valorisation des professions « féminines ». Il mesure donc les discriminations réelles, que tentent de cacher les statistiques officielles se centrant sur la part « non explicable » de l’inégalité salariale.
Pour que l’égalité devienne réalité, il faut changer l’organisation de la société. Cela implique aussi de vraies mesures de politique sociale, mettant l’accent sur un accueil de l’enfance garanti à tous, le développement des congés maternité et paternité – ce dernier est aujourd’hui de trois mois en Islande, etc.
En parallèle, nous devons nous attaquer aux violences sexuelles et domestiques mises en lumière par le mouvement #Me too.
Je pense que nous devons aussi étendre notre lutte à d’autres discriminations. Pensons notamment à celles qui touchent les travailleurs et travailleuses immigré-e-s, qui souffrent de lois migratoires très restrictives dans notre
L’Islande est un modèle en matière d’égalité. Comment l’expliquer ?
Il n’y a pas de changement social sans organisation et mobilisations de masse.
En Islande, la première grève nationale des femmes a eu lieu le 24 octobre 1975. Notre pays était alors très inégalitaire. Pour surmonter les réticences face à la « grève », les femmes ont décidé d’organiser un « jour de congé » (kvennafrí), suivi par 90% des femmes. Cinq grèves générales ont suivi. Lors des quatre dernières, nous avons stoppé le travail à l’heure exacte à partir de laquelle les femmes ne sont plus payées, pour montrer l’ampleur de l’inégalité salariale. En 2018, la grève a été organisée dans le sillage de #Metoo, sous le slogan « Ne pas changer les femmes, changer la société ! ». Le mouvement a été puissant.
La force de notre mouvement, c’est aussi sa nature internationale. Nous devons travailler au-dessus des frontières pour arracher l’égalité pour toutes et tous, dans le monde entier. Nous apportons d’ailleurs tout notre soutien à la grève féministe qui se prépare en Suisse !
Quel rôle jouent les syndicats ?
En Islande, 80% à 90% des salarié-e-s sont syndiqué-e-s. La collaboration étroite entre mouvement féministe et syndicats a été un facteur décisif pour faire avancer l’égalité. Les six grèves générales des femmes ont été le fruit de ce travail en commun.
On trouve aujourd’hui aussi plus de femmes dans les directions syndicales, et une volonté de mener des actions plus radicales.
Le syndicat qui organise le plus de travailleurs/-euses peu qualifié-e-s, dont une grande part d’immigré-d-s, est présidé par une femme. Le 8 mars dernier, il a organisé une grande grève des salarié-e-s de l’hôtellerie et de la restauration. Cela ouvre des perspectives de fortes luttes à l’avenir !
Interview de Guy Zurkinden, rédacteur