1917, le tournant de l’«Überfremdung»

Le débat autour de l’ampleur de l’immigration, stigmatisée dans l’expression «immigration de masse», n’est pas nouveau. Il y a un siècle, pour discréditer la grève générale, la droite dénonçait déjà l’essence étrangère de la grève, un complot fomenté de Berlin ou de Moscou. Une analyse de Silvia Arlettaz, maître d’enseignement et de recherche, Université de Fribourg.

Dès le milieu du XIX e siècle, la Suisse, terre d’émigration, devient l’une des plaques tournantes du marché de l’emploi en Europe. Le recensement fédéral de la population de 1880 constate le renversement de la balance migratoire, qui devient positive. Le directeur du Bureau fédéral de statistique interpelle les lecteurs: un jour viendra-t-il où une population étrangère dominera en Suisse? Et de lancer une réponse: en 1963! L’immigration connaît une première grande accélération au tournant du XXe siècle. Après un recul lié aux conflits mondiaux, elle reprend sa croissance jusqu’à nos jours. La proportion des étrangers résidants permanents par rapport à la population globale a passé de 3% en 1850 à 14,7% à la veille de la Première guerre mondiale, pour chuter à 5,2% en 1941. Au premier trimestre 2018, la proportion est de 25%, soit 2 063 428 étrangers dont un tiers est né en Suisse.

Une politique néolibérale

Jusqu’en 1917, le gouvernement fédéral conduit une politique migratoire libérale. Son objectif est de permettre à l’économie de recruter la main-d’œuvre nécessaire. La gestion de l’immigration, en matière de contrôle des étrangers et des conditions de séjour et de travail, relève de la compétence des cantons. En vertu des traités bilatéraux conclus par la Confédération, les cantons assurent aux étrangers une égalité de traitement partielle avec les Confédérés établis hors de leur canton d’origine. L’industrialisation de la Suisse et la construction de grands travaux d’équipement attirent la main-d’œuvre étrangère, allemande et italienne en particulier, mieux formée à ce genre de travaux.

«Menace» pour l’identité?

Si l’économie est bénéficiaire, de nombreux milieux philanthropiques, scientifiques et professionnels s’inquiètent des transformations liées à cette évolution et de ses conséquences jugées négatives: urbanisation, prolétarisation, concurrence économique, paupérisation. La question se complexifie à partir des années 1890 avec la naissance de l’Etat social. Le débat pose la question du statut des étrangers et de leur participation à la protection de l’Etat, notamment en matière de chômage et d’assistance. Le problème est également d’ordre culturel; les mœurs et les idées étrangères menaceraient «notre» identité et «nos» valeurs nationales. La liste des périls est appelée à s’étendre. En marge de la société, dont ils ne partagent ni les mêmes droits ni les mêmes devoirs, les étrangers ne chercheraient qu’à satisfaire leurs propres intérêts. Dès le tournant du siècle, les tensions, amplifiées par l’idée de «surpopulation étrangère», conduisent à la formulation d’une «question des étrangers».

La naturalisation d’abord

Pour les élites libérales, il n’est pas question de réglementer l’immigration. La réponse à la «question des étrangers» réside dans la naturalisation facilitée. C’est la clé pour intégrer les étrangers par les droits politiques et préserver les intérêts économiques. Cette option va rester dominante jusqu’au conflit, non sans être contestée.

La rupture

Au cours de la Première guerre mondiale, les conceptions en matière d’immigration et d’intégration évoluent radicalement. La Suisse est mal préparée pour un conflit qui dure. La population souffre des problèmes de ravitaillement, de la dégradation des conditions de travail et des salaires. La mobilisation impose de lourds sacrifices. Une large frange de la population se paupérise. Sur le plan culturel, un fossé divise les Suisses et met en péril la cohésion nationale.

La naissance des «indésirables»

Aux étrangers mobilisés, relativement bien intégrés, se substitue une population de réfugiés de guerre, en particulier des réfractaires et des déserteurs des armées étrangères. Ils sont peu nombreux – 30000 sur l’ensemble du conflit – mais leurs conceptions souvent socialistes et antimilitaristes dérangent les milieux bourgeois et une partie de la gauche. Avec le soutien du Parti socialiste suisse, ces réfugiés défendent activement leurs droits et n’hésitent pas à dénoncer des violations du droit d’asile. La droite juge cette ingérence intolérable et s’inquiète de la montée en force des socialistes sur le plan national. La presse bourgeoise multiplie les campagnes, avec une surenchère d’articles violents et xénophobes. Les étrangers deviennent des «indésirables». La droite, mais également une partie de la gauche nationaliste, réclament un contrôle centralisé des étrangers et un durcissement de l’asile.

Le durcissement de 1917

Les Chambres fédérales relayent le message. En novembre 1917, en vertu de ses pleins pouvoirs, le Conseil fédéral adopte diverses mesures défensives. Il institue en particulier un Office central de police des étrangers. Fermeture des frontières, instauration d’un contrôle strict des entrées, durcissement des conditions de l’asile et de l’accès à la naturalisation marquent la rupture avec le libéralisme d’avant-guerre. L’objectif du Conseil fédéral est de «débarrasser» le pays «des éléments étrangers qui compromettent l’ordre public et accroissent la consommation des denrées alimentaires, sans que leur séjour en Suisse soit suffisamment justifié».

Dénoncer les «bolchéviks»

En février 1918, des représentants du Parti socialiste suisse et de l’Union syndicale suisse se réunissent pour prendre en main les revendications ouvrières. Ils fondent le Comité d’Olten. L’idée est de poser un ultimatum au Conseil fédéral et d’utiliser la grève générale comme moyen de pression pour obtenir des réformes globales. Immédiatement, la droite dénonce l’«influence étrangère» sur le mouvement ouvrier. Elle martèle que l’idée de la grève n’émane pas des ouvriers suisses, qu’elle est l’objectif des chefs bolchevistes du prolétariat, qui ne sont pas suisses eux-mêmes ou qui sont des naturalisés.

Peuple contre classe ouvrière

Point culminant des tensions sociales, la grève générale, proclamée le 12 novembre 1918, traumatise le pays. L’analyse de la grève donne lieu à de violents débats. Aux Chambres fédérales, les députés bourgeois dénoncent de manière obsessionnelle l’essence étrangère de la grève, un complot fomenté de Berlin ou de Moscou, et un Parti socialiste à la solde de l’étranger. La stratégie vise à discréditer le mouvement, à édulcorer ses revendications et à isoler la classe ouvrière. Dans le même temps, la droite se déclare ouverte à des réformes «équitables et possibles». Le Conseil fédéral en appelle au peuple suisse pour œuvrer au progrès social, avec les instruments traditionnels de la démocratie, dans la concorde.

Genèse de l’Überfremdung

Le terme «Überfremdung» est officialisé en mai 1914 par le rapport du Département fédéral politique relatif à la naturalisation facilitée. Il traduit les influences politique et culturelle de la présence étrangère sur la société nationale. Au cours du conflit, son usage se précise et s’impose comme un maître mot du vocabulaire politique. Associant craintes et rejets, chargé d’une connotation xénophobe, l’«Überfremdung» tend à désigner l’ensemble des «surcharges» attribuées à la présence étrangère. Dès 1917, le concept devient un objet d’analyse récurrent. La présence étrangère est désignée comme un facteur de «déstabilisation» socio-économique.

De l’instrumentalisation…

Avec la grève générale, la lutte contre l’«Überfremdung» est instrumentalisée pour restaurer la cohésion nationale autour d’un peuple qui entend défendre la démocratie, promue au rang d’instrument du progrès social. Elle sert les objectifs majeurs des programmes socio-économiques pour l’après-guerre: lutter contre l’immigration, créer un marché du travail national, stabiliser les ouvriers par une politique sociale garantie par l’Etat et à usage prioritaire des nationaux. Désormais, l’objectif est de combattre la source de l’«Überfremdung» par une politique d’immigration protectionniste et sélective. La naturalisation n’est plus d’actualité.

À l’institutionnalisation

Au cours de l’entre-deux-guerres, les mesures d’exception adoptées par le Conseil fédéral en vertu de ses pleins pouvoirs font l’objet d’une légalisation institutionnelle. Le discours dominant refuse de prendre en compte l’ampleur du recul démographique et son caractère durable, en dépit des résultats du recensement de 1920. Au contraire, il insiste lourdement sur la «surpopulation» étrangère. Le 26 mars 1931, la première Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers est adoptée. La loi devient l’instrument de la lutte contre «l’envahissement» étranger perçu comme un danger moral, ethnique, économique et social. À tous ces domaines s’applique la notion de «capacité de réception», notion éminemment subjective d’un seuil à ne pas dépasser. Pour ménager la flexibilité nécessaire aux besoins du marché du travail, la loi érige en principe le séjour à court terme et institutionnalise un strict contrôle de l’établissement. Les prestations sociales garanties par l’Etat seront réservées aux étrangers au bénéfice d’un permis d’établissement. Le statut de saisonnier, particulièrement précaire, devient la pierre angulaire de l’économie.

Contrôler et sélectionner

Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, la politique fédérale d’immigration continue de s’articuler autour des principes de la prospérité économique, de la sécurité et de la défense de l’identité nationale. La loi de 1931 lui sert de base. La volonté de contrôler, sélectionner, stabiliser la main-d’œuvre étrangère, introduire une sélection selon l’origine se développe. A partir des années 1980, la question de l’asile se lie à celle des étrangers. Pour le Conseil fédéral, l’asile serait détourné pour devenir un moyen d’immigrer en Europe. Il remettrait en cause les mécanismes de régulation déterminés par les besoins de l’économie et les fluctuations de la conjoncture.

La Letr entre en lice

Avec l’entrée en vigueur des traités bilatéraux et de la suppression du statut de saisonnier en 2002, une nouvelle Loi fédérale sur les étrangers (LEtr) est adoptée le 16 décembre 2005. Il s’agit d’une loi de contrôle et, ce qui est nouveau, d’intégration. La notion d’intégration mérite réflexion. L’ouverture ou la fermeture de l’espace national à l’étranger est fonction en premier lieu des intérêts de la société réceptrice. La loi vise toujours à contingenter et sélectionner l’immigration. Les étrangers doivent être embauchés en premier lieu dans des régions de recrutement traditionnelles: Europe occidentale, Etats-Unis et Canada, «des pays où les valeurs culturelles, religieuses et sociales correspondent aux nôtres». Cette pratique doit permettre de préserver l’identité suisse et de stimuler l’aptitude des étrangers à s’intégrer. Le concept d’intégration apparaît ainsi comme la réponse dominante pour restaurer un consensus autour des choix de la politique d’immigration.

Et aujourd’hui?

La notion de «péril étranger» est toujours présente dans le paysage politique suisse. Sur le plan économique, les options visant à concilier les obligations contractuelles, les besoins de l’économie et les intérêts de la main- d’œuvre, les défis posés à l’assistance sociale, continuent de diviser. Limiter l’embauche d’ouvriers étrangers en cas de chômage, surveiller l’ouverture des marchés aux travailleurs temporaires et aux entreprises étrangères, faire obstacle à la sous-enchère salariale, réduire le travail temporaire, étendre les salaires minimaux obligatoires, faciliter l’accès au monde du travail pour les réfugiés reconnus ou admis provisoirement. La flexibilité du marché du travail reste plus que jamais une référence majeure pour les milieux économiques et bourgeois, une priorité soutenue par la politique fédérale. Pour la gauche, le combat contre l’insécurité, la précarisation et l’exclusion exige la plus haute vigilance.

Il s’agit également de lutter contre la division des ouvriers en protégeant les intérêts communs à tous les salariés.

Paru dans Services Publics, journal du SSP, no 9, 25 mai 2018