Une bombe avant minuit

Cela s’est passé le mercredi 31 août 2022, à 23 h 47. Au premier étage du Palais Wilson à Genève, siège du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, les lustres étaient encore allumés.

Michelle Bachelet, Haut-Commissaire aux droits de l’homme, ainsi qu’une douzaine de ses collaboratrices et collaborateurs les plus proches étaient assis devant leurs écrans. Treize minutes avant la fin de son mandat, la Haut-Commissaire a diffusé mondialement un rapport d’enquête de 51 pages. Son objet: les crimes contre l’humanité commis par les autorités chinoises à l’encontre des Ouïghours et d’autres minorités musulmanes de la région du Xinjiang. Ce rapport a fait l’effet d’une bombe.

Depuis que le président chinois Xi Jinping a intensifié le nettoyage ethnique dans la région du Xinjiang en 2014, un nombre croissant de témoignages des crimes chinois ont été rendus publics – grâce à des prisonniers évadés, des images satellites et des documents gouvernementaux sortis clandestinement.

À partir de 2017, près de 2 millions des 18 millions de Ouïghours auraient été emprisonné-e-s dans des camps de concentration, systématiquement torturé-e-s et réduit-e-s en esclavage. Michelle Bachelet avait négocié pendant des années avec le gouvernement chinois la possibilité de faire un voyage dans la région du Xinjiang. Au mois de mai 2022, elle a enfin pu s’y rendre pour une durée de huit jours. Conformément au droit de l’ONU, Mme Bachelet a présenté ses conclusions aux Chinois avant de les rendre publiques, dans l’espoir d’améliorer un peu la situation au Xinjiang. Pékin a réagi en publiant un contre-rapport de 131 pages, avec un message central: le document rédigé par l’ONU serait un pur mensonge.

Je connais et j’admire Michelle Bachelet lorsque je la vois effectuer son travail quotidien. C’est une femme d’une intelligence vive, pleine de tempérament et qui respire la joie de vivre chilienne. Rappelons que la famille Bachelet fait partie des victimes du général putschiste Augusto Pinochet. En 1973, Augusto Pinochet a fait assassiner le président socialiste Salvador Allende, ainsi que des milliers de ses partisan-e-s. Son action était téléguidée par le secrétaire d’Etat américain de l’époque, Henry Kissinger. Alberto Bachelet, un général de l’armée de l’air, est mort des séquelles des tortures qu’il a subies. Sa veuve et sa fille, Michelle, ont fui le Chili. Elles ont trouvé l’exil à Berlin-Est. Après la chute du dictateur Pinochet en 1988, Michelle, socialiste intransigeante, a été élue présidente de la République du Chili pour deux mandats. En 2018, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, l’a nommée Haut-Commissaire aux droits de l’homme.

Comment stopper le génocide perpétré par la Chine? Au cours de sa session d’automne, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU devra traiter du rapport Bachelet et instituer une commission permanente de surveillance des droits de l’homme au Xinjiang. Cela affaiblira un peu la diplomatie chinoise.

Au sein de ce Conseil, la Suisse doit voter en faveur de la condamnation de la Chine dans cette affaire. Mais le Conseil fédéral peut aller encore plus loin: des entreprises internationales, y compris celles basées en Suisse, profitent aujourd’hui du travail esclave réalisé par les ouvrières et ouvriers ouïghours dans les entreprises industrielles du Xinjiang.

Notre pays devrait donc immédiatement dénoncer le traité de libre-échange qu’elle a signé avec la Chine.


Sociologue, vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l'homme des Nations-Unis, Jean Ziegler est aussi auteur de nombreux livres, entre autres: Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu'elle en verra la fin), Seuil, 2018, et Lesbos, la honte de l’Europe, Seuil, 2020.

Paru dans Services Publics n° 15, 30 septembre 2022