Poutine, le tueur de masse

C'était le dernier jour de février et le premier jour de la session de printemps du Conseil des droits de l'homme des Nations unies. Une journée orageuse et pluvieuse. Une bise glaciale s'engouffrait à travers les branches des imposants cyprès du parc du Palais des Nations, à Genève.

Traditionnellement, la session de printemps des Nations unies commence par une «séquence de haut niveau», avec les discours des chefs de gouvernement et des ministres des affaires étrangères. Le premier orateur à s’exprimer ce jour-là était le ministre suisse des affaires étrangères, représentant le pays hôte. Il a été suivi par le secrétaire général de l'ONU.

António Guterrez s'est approché du pupitre. Il a lu son discours pendant six minutes. Puis, soudain, il s'est tu et a mis ses papiers de côté. D'une voix tremblante d'irritation, il a affirmé: «Président Poutine, mettez fin à cette guerre! Mettez fin aux meurtres! Quittez l'Ukraine!»
Je connais personnellement le secrétaire général des Nations-Unies. Il a vécu dix ans à Genève lorsqu’il était haut-commissaire de l'ONU pour les réfugiés. M. Guterrez est une des personnes les plus réfléchies, les plus maîtresses d'elles-mêmes et les plus expérimentées en matière de lutte que je connaisse. Je ne l'avais jamais vu aussi désespéré.

L'ONU a été fondée en juin 1945 à San Francisco par les puissances sorties victorieuses de la seconde guerre mondiale. Son objectif était, et reste triple: assurer les droits de l'homme, protéger les conditions économiques et sociales des plus faibles et garantir la paix mondiale par un système de sécurité collective. Le chapitre 7 de la Charte de l’ONU met à disposition les instruments qui doivent garantir la paix: l'armée internationale des casques bleus; des sanctions radicales – politiques, financières et sociales – qui doivent contraindre collectivement un agresseur à respecter le droit international.

La Russie, membre de l'ONU, envahit aujourd’hui l'Ukraine, aussi membre de l'ONU. Poutine est un tueur de masse. Les crimes horribles perpétrés lors des deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009) et en Syrie, il les met en œuvre aujourd'hui en Ukraine: l'assassinat de milliers de personnes, le bombardement d'hôpitaux, de boulangeries, d'écoles, la destruction de quartiers entiers. Et l'ONU ne peut rien faire, en raison du pouvoir de veto russe au Conseil de sécurité.

En Ukraine, on ne trouve donc pas de casques bleus veillant sur des zones de cessez-le-feu négociées; pas de corridors humanitaires sous contrôle international; pas d'interdiction de vol au-dessus des quartiers résidentiels. Aucun des nombreux instruments visant à garantir la sécurité collective – et donc la paix mondiale – ne peut être appliqué par la communauté internationale.

Kofi Annan, ancien secrétaire général de l'ONU, a quitté ses fonctions en 2006. En guise de testament politique, il a laissé un plan de réforme du Conseil de sécurité de l'ONU: à l'avenir, aucun des cinq membres permanents ne devrait être en mesure d'opposer son veto à des conflits au cours desquels sont commis des crimes contre l'humanité.

Les Etats membres permanents du Conseil de sécurité ont rejeté le plan de Kofi Annan.

En juin prochain, la Suisse sera très probablement élue parmi les dix membres non permanents du Conseil de sécurité. La tâche la plus importante de notre pays devrait être d’y faire appliquer le testament de Kofi Annan, en collaboration avec d'autres Etats désireux de mener à bien cette réforme.


Sociologue, vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l'homme des Nations-Unis, Jean Ziegler est aussi auteur de nombreux livres, entre autres: Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu'elle en verra la fin), Seuil, 2018, et Lesbos, la honte de l’Europe, Seuil, 2020.

Paru dans Services Publics n° 4, 18 mars 2022