Le mensonge de Karin Keller-Suter

Dans sa onzième thèse sur Ludwig Feuerbach, Karl Marx a écrit la phrase suivante: «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer.»

Klaus Petrus, un philosophe très respecté sur le plan international, a mis en œuvre la revendication de Marx. Ce professeur de philosophie bernois a quitté son université, renoncé aux avantages, au revenu et au prestige liés à sa carrière académique… pour devenir journaliste. Cela fait maintenant 10 ans que ce journaliste lutte pour défendre les plus pauvres, notamment les exilé-e-s. Ses reportages sur la situation dans les Balkans ou en Afrique du Nord ont un profond impact sur la conscience collective européenne. Pourquoi ses récits sont-ils si bouleversants? Parce qu’ils donnent, en tout premier lieu, la parole aux victimes harcelées. Les lectrices et lecteurs se souviennent certainement de l’émouvante double page sur les réfugiées vivant dans des bidonvilles au nord de la Bosnie, publiée par Klaus Petrus dans le bimensuel Work.

Le 15 mai dernier, 71% des Suissesses et Suisses ayant participé à la votation populaire ont dit oui au projet du Conseil fédéral d’augmenter les fonds versés par la Suisse à Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Dorénavant, les contribuables suisses devront verser chaque année 61 millions de francs à cet organisme de Bruxelles qui fait la chasse aux migrant-e-s. Les arguments utilisés par le Conseil fédéral pour défendre ce projet étaient absurdes: une agence Frontex armée jusqu’aux dents devrait, selon lui, protéger l’Europe de la migration illégale. En réalité, Frontex et les garde-frontières qui lui sont subordonnés chassent les exilées pour les priver de la possibilité de déposer une demande d’asile sur le sol européen.

Mon livre «Lesbos, la honte de l’Europe» a été démoli par une analyse critique parue dans le quotidien allemand (conservateur) Frankfurter Allgemeine Zeitung. Les propos de mon ouvrage y ont été qualifiés de «totalement exagérés». Pourtant, le plus récent rapport d’enquête rédigé par le Parlement européen sur ces questions contient une liste des crimes commis par Frontex et ses organisations partenaires dans les Etats impliqués. Cette liste énumère l’arrachage des ongles des réfugiées capturé-e-s, la confiscation des habits et des chaussures, des coups portés sur le corps, des fractures du crâne, des viols, des morsures de chiens, des noyades et des personnes mortes de froid. Toutes ces affirmations sont étayées par une multitude d’exemples concrets. Et des garde-frontières et policiers suisses y participent.

En octobre 2021, la conseillère fédérale (PLR) Karin Keller-Sutter a tenté de justifier la position du gouvernement suisse devant le Conseil national. Elle y a prétendu que l’augmentation de la contribution financière à Frontex permettrait au Conseil fédéral d’exercer une influence décisive sur la politique de l’Union européenne à l’égard des réfugiées.

Le 20 mai dernier, j’ai eu un long entretien téléphonique avec Klaus Petrus. À cette occasion, je lui ai posé la question suivante: «Lors de tes récentes visites aux frontières sud et est de l'Union européenne, as-tu remarqué quoi que ce soit concernant une intervention suisse?» «Non», m’a-t-il brièvement répondu.

Que faire dans cette situation? En démocratie, l’impuissance n’est pas une fatalité. Nous devons continuer à nous battre pour que le Conseil fédéral tienne sa promesse de réforme, ou qu’il dénonce notre adhésion à Frontex.


Sociologue, vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l'homme des Nations-Unis, Jean Ziegler est aussi auteur de nombreux livres, entre autres: Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu'elle en verra la fin), Seuil, 2018, et Lesbos, la honte de l’Europe, Seuil, 2020.

Paru dans Services Publics n° 11, 8 juillet 2022