La faim, ce génocide silencieux

Les chiffres sont terribles. Toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de la faim ou de ses conséquences directes. Chaque jour, plus de 17 000 enfants meurent par manque de nourriture. Et sur cette terre, une personne sur 10 souffre en permanence de sous-alimentation sévère.

La perspective de celui qui a de l’argent est de pouvoir manger et vivre. Le lot de celui qui n’en a pas est de souffrir, d’avoir faim et de mourir. Selon un rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la pandémie de Covid-19 a poussé quelque 235 millions d’êtres humains supplémentaires dans l’abîme de la faim. En cause: une production en déclin, des voies de transport bloquées et un manque de main-d'œuvre.

Du 14 au 27 septembre, l’Assemblée générale de l’ONU a siégé dans l’immense salle de conférences du palais de verre des Nations-Unies, situé au bord de l’East River à New York. En juin, António Guterres, secrétaire général de l’ONU, avait convoqué une conférence préliminaire réunissant les dix principales multinationales qui, ensemble, contrôlent 85 % des aliments mis sur le marché – leur stockage, leur transport et leur distribution. Fin septembre, le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires s’est tenu à New York.

Les pays agricoles de l’Afrique et d’Asie ainsi que les grands syndicats paysans – comme Via Campesina, qui regroupe plus de 200 millions de petit-e-s agriculteurs-trices possédant moins d'un hectare de terrain, y compris des locataires de terres agricoles et des travailleurs-euses sans terre, ont exprimé une opposition radicale à ce sommet.

Le rapport annuel de la FAO indique que, dans l’état présent de son développement, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards de personnes – donc près du double de la population mondiale actuelle –… si la distribution alimentaire était réglée par la loi et ne dépendait pas uniquement du pouvoir d’achat des consommateurs-trices.

En effet, ce n’est pas la production des aliments qui pose problème aujourd’hui, mais leur distribution. Les multinationales de l’agro-alimentaire contestent pourtant cette évidence, car elles veulent avoir un large accès aux terres agricoles de l’hémisphère sud. Objectif: y développer une production intensive à partir de semences génétiquement modifiées.

Les syndicats paysans exigent, au contraire, l’interdiction immédiate de la spéculation boursière sur les produits alimentaires de base (riz, céréales, maïs). Ils demandent à l’Union européenne de ne plus inonder les marchés africains de ses produits agricoles à des prix de dumping. Ils revendiquent aussi que l’on annule la dette extérieure qui écrase les cinquante pays les plus pauvres au monde.

Et la Suisse? Sur ces questions, l’administration fédérale est partagée. La Direction du développement et de la coopération (DDC), qui fait partie du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), est majoritairement du côté des syndicats de paysan‑ne‑s.

En revanche, l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), rattaché au Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR) dirigé par le conseiller fédéral (UDC) Guy Parmelin, cultive la solidarité avec les grandes entreprises. À l’heure où ces lignes sont rédigées, le mandat de négociation du Conseil fédéral pour la délégation suisse participant au Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires 2021 n’est pas encore formulé de manière définitive.

À Berne, les parlementaires membres du Parti socialiste et des Vert‑e‑s doivent tenter d’imposer l’ouverture d’un débat public sur ces questions, ainsi que sur le nécessaire soutien de la Suisse à la stratégie d’opposition des syndicats paysans.


Sociologue, vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l'homme des Nations-Unis, Jean Ziegler est aussi auteur de nombreux livres, entre autres: Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu'elle en verra la fin), Seuil, 2018.

Paru dans Services Publics n° 15, 1er octobre 2021