La corruption tue

Un luxueux jet privé décolle de Zurich, avec à son bord cinq messieurs élégamment vêtus, venus de Zoug. La destination de ce voyage est Djouba, sur le Nil blanc, la capitale de la toute nouvelle République du Soudan du Sud.

Les représentants de Glencore, le plus grand spéculateur mondial de pétrole, de gaz et de minerais, ne voyagent les mains vides. Ils emportent avec eux avec une douzaine d’attachés-cases noirs, remplis de liasses de billets de banque. Montant total: 800'000 dollars.

La scène s’est déroulée en juillet 2011, peu de temps après la proclamation d’indépendance de l’Etat du Soudan du Sud. Ces messieurs de Zoug avaient l’intention d’acheter du pétrole, le moins cher possible. Les attachés-cases contenaient de l’argent visant à corrompre le président du Soudan du Sud et ses complices. Le «Serious Fraud Office» britannique, un organisme de répression des fraudes graves, a enquêté sur cette opération de Glencore au Soudan du Sud. Le 3 novembre dernier, la multinationale a été condamnée à une amende de 315 millions de francs pour ce forfait. L’entreprise zougoise a avoué que les chefs d’accusation étaient fondés, échappant ainsi à une sanction encore plus élevée.

Après l’arrêt de la cour britannique, la direction de Glencore a publié un communiqué étonnant. Le quotidien Le Temps en cite un extrait dans son édition du 4 novembre: «Notre comportement est inexcusable et n’a pas sa place dans notre stratégie commerciale à l’avenir.» Par le passé, le groupe zougois avait pourtant déjà publié, à plusieurs reprises, des aveux de culpabilité de la même veine. Peter Fraser, le juge qui a mené l’enquête britannique, a quant à lui sobrement constaté que «la corruption est le modèle commercial de Glencore».

Le Soudan du Sud en est un exemple tragique. Le pays est le résultat de la plus longue lutte de libération d’Afrique. Dès 1955, les peuples de la région du Nil supérieur – les Dinka, les Nuer et les Shilluk – y ont combattu les armées du Nord arabo-islamique. À peine libéré, le Soudan du Sud, fort de 12 millions d’habitantes, a été plongé dans une terrible guerre civile. Le président du nouvel Etat, Salva Kiir, un Dinka, a persécuté les membres de l’ethnie Nuer, dirigés par le vice-président Riek Marchar. Depuis l’indépendance du pays, des dizaines de milliers de personnes sont mortes. Beaucoup d’entre elles ont été emportées par la famine, tandis que d’autres ont été tuées par des bandes d’assassins. L’argent de la corruption que Glencore a versé à Kiir a contribué à financer les massacres.

Selon l’agence économique Bloomberg, les amendes sont loin d’ébranler Glencore: «Au cours du premier semestre écoulé, le groupe a réalisé un bénéfice de 18,9 milliards de dollars, le plus élevé de toute son histoire. Il a distribué 4,5 milliards de dollars à son actionnariat au cours de cette période.»

Que faire maintenant? En Suisse, l’initiative sur la responsabilité des multinationales a été acceptée par le peuple, mais elle n’a pas obtenu la majorité des cantons. La conseillère fédérale (PLR) Karin Keller-Sutter avait combattu l’initiative. Elle avait toutefois promis de présenter une loi fédérale dès que l’Union européenne aurait formulé sa propre loi. Entre-temps, la loi européenne existe. Mais le Conseil fédéral reste les bras croisés. Une pétition lancée par des organisations non gouvernementales, des syndicats et des églises demande l’élaboration urgente de la loi qui doit empêcher les délits perpétrés par les groupes d’entreprises. Une initiative à soutenir!


Sociologue, ancien rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, Jean Ziegler est aussi auteur de nombreux livres, entre autres: Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu'elle en verra la fin), Seuil, 2018, et Lesbos, la honte de l’Europe, Seuil, 2020.

Paru dans Services Publics n° 19, 2 décembre 2022