Fête du foot et Etat esclavagiste

En octobre, des choses étonnantes se sont passées à Genève: des associations de quartier, des syndicats, des comités d’élèves se sont mobilisés contre l’exécutif de la Ville. Point de discorde: la «fan zone», soit l’installation d’écrans géants permettant de suivre les matchs de la Coupe du Monde sur la Plaine de Plainpalais, au cœur de Genève.

Le Mondial de football débutera le 20 novembre au stade Al-Bayt, au nord de l’émirat wahhabite du Qatar. Cet événement sportif durera un mois. Pendant cette période, la population genevoise aurait dû affluer sur la plaine de Plainpalais pour se réjouir ensemble des jeux. À la suite des mobilisations citoyennes, ce sont finalement les organisateurs de la «fan-zone» à Genève qui ont jeté l’éponge.

Les citoyens qui protestaient ne craignaient pas seulement d’être importunés par le bruit. Les plus politisés d’entre eux dénonçaient également un soutien immérité à la propagande menée par un sinistre Etat de non-droit. En 2010, au cours d’un processus de sélection totalement opaque et impliquant des millions de dollars de pots-de-vin, les dirigeants de la Fédération internationale de football (FIFA) ont attribué l’organisation de la Coupe du monde de football au Qatar. Pourtant, l’émirat n’a aucune tradition footballistique. Et la chaleur étouffante ne permet guère d’y jouer dans des conditions normales. En 2010, le Qatar ne disposait pas encore d’un nombre suffisant d’infrastructures sportives adéquates. Des travailleurs migrants, venus entre autres du sud de l’Inde, du Népal, du Bangladesh et du Pakistan ont ainsi dû construire huit stades dotés d’un système de climatisation, des sites d’entraînement, des routes et des hôtels.

En se basant sur des chiffres fournis par les consulats des pays d’origine de ces ouvriers ainsi que sur ses propres calculs, le quotidien britannique The Guardian a publié en 2021 un bilan terrifiant: depuis l’attribution de l’organisation de la Coupe du monde de football en 2010, plus de 6500 ouvriers ont trouvé la mort au Qatar. Malgré les interventions de l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB), une fédération syndicale mondiale, malgré les promesses du régime, la sécurité n’a pas été assurée sur de nombreux chantiers gigantesques – et ce, jusqu’à leur fin.

Le Qatar est une péninsule sablonneuse d’à peine 10'000 kilomètres carrés, située dans le Golfe Persique. Entre 250'000 et 300'000 citoyens y vivent, ainsi que plus de 2,5 millions de travailleurs migrants. Dépourvus de tout droit, ces travailleurs sont pourtant indispensables à l’Etat qatari. Ce sont notamment eux qui extraient le gaz naturel sur des plateformes au large des côtes, créant ainsi la richesse incommensurable du pays.

À la fin de la domination coloniale britannique en 1971, la famille Al Thani a pris le contrôle de l’émirat. Aujourd’hui, le cheikh Tamim bin Hamad Al Thani dirige cet Etat esclavagiste. Il est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat contre son père, qui avait lui-même renversé son géniteur. Pour l’image internationale de l’émirat et de son cheik, l’organisation de la Coupe du monde de football revêt une valeur inestimable.

Le football est un jeu magnifique. Je souhaite toujours le meilleur à notre équipe nationale, même au Qatar. Mais j’ai un souhait: qu’aucun membre du Conseil fédéral, pas même la ministre des Sports, Viola Amherd, ne se rende à la Coupe du Monde.

Le sinistre Al Thani ne mérite pas cet honneur.


Sociologue, vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l'homme des Nations-Unis, Jean Ziegler est aussi auteur de nombreux livres, entre autres: Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu'elle en verra la fin), Seuil, 2018, et Lesbos, la honte de l’Europe, Seuil, 2020.

Paru dans Services Publics n° 17, 4 novembre 2022