Ce retournement de dernière minute est le reflet d’une divergence de stratégie. L’UDC a lâché le PLR pour ne pas trop s’exposer à la veille des élections fédérales d’octobre, mais c’est reculer pour mieux sauter. Benjamin Roduit (Centre), rapporteur de la commission, défendait le «non» à l’initiative et à un contre-projet, pour le seul motif que le calendrier est mauvais: il ne faut pas fâcher la population avec une nouvelle augmentation de l’âge de la retraite, moins d’un an après la campagne sur AVS 21 et alors que le référendum contre LPP 21 vient d’aboutir. La majorité de droite en commission et le Conseil fédéral ont insisté sur le fait qu’une nouvelle contre-réforme de l’AVS est attendue dès 2026, et que précipiter les choses pourrait être – de leur point de vue – contre-productif.
Contrairement au verbiage des initiant-e-s, l’initiative «sur les rentes» correspond aux attentes d’une partie des employeurs: mettre les salarié-e-s au travail plus longtemps et réduire le caractère redistributif de l’AVS en limitant la durée d’indemnisation de salarié-e-s.
Cette initiative accentue les discriminations sociales, car elle ne tient pas compte de la réalité des conditions de travail, à commencer par l’épuisement professionnel. Or on travaille énormément en Suisse. Dans une étude de 2015, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) relève que 40% des travailleurs-euses font régulièrement des journées de plus de 10 heures, et que 10,5% des salarié-e-s travaillent plus de 50 heures hebdomadaires. Celles et ceux qui accomplissent les métiers les plus durs, dans le secteur primaire, travaillent près de 45 heures par semaine. À 60 ans, les salarié-e-s ont donc assez donné.
Les conditions de travail se dégradent. Les risques psychosociaux explosent, alors que les risques physiques n’ont pas diminué. La souffrance au travail est un mal qui se répand du fait de l’intensification du travail et du stress. Les nouvelles contraintes managériales rendent les rapports de travail instables: il faut en permanence faire ses preuves. La peur dégrade l’état de santé: peur de perdre son travail, peur de ne plus y arriver.
Ce qui est demandé aux salarié-e-s augmente à chaque crise. L’Union patronale et ses représentant-e-s politiques traquent maintenant le temps partiel, alors que celui-ci n’est pas toujours un choix et que, lorsqu’il l’est, il sert le plus souvent à assumer la garde d’enfants ou à souffler face à des cadences infernales.
L’initiative fait aussi fi des difficultés des salarié-e-s à garder un emploi jusqu’à l’âge de la retraite: un-e chômeur-euse sur deux ayant plus de 55 ans est un-e sans-emploi de longue durée. Demander à ces personnes d’attendre 66 ans et plus pour toucher l’AVS, c’est leur demander de supporter des années de précarité supplémentaires, l’humiliation du chômage voire de l’assistance publique après une vie de travail.
Celles et ceux qui en ont les moyens n’attendent pas l’âge de l’AVS pour arrêter de travailler – et ce sont précisément celles et ceux qui ont la plus longue espérance de vie en bonne santé. Tandis que les salarié-e-s des classes populaires subissent une double peine: ils et elles sont contraint-e-s de travailler plus longtemps, meurent plus jeunes et ont des problèmes de santé plus tôt.
L’initiative des JLR fait comme si la vie des classes populaires valait moins que celle des riches. Elle fait l’impasse sur les besoins de la majorité de la population – qui exigent au contraire d’augmenter les rentes de l’AVS pour la rendre apte à remplir son objectif de solidarité et de dignité.
Christian Dandrès, avocat
Paru dans Services Publics n° 10, 16 juin 2023. Retrouvez les autres billets de Christian Dandrès sur www.ssp-vpod.ch/direct-du-droit.