Le 30 mai, le Tribunal fédéral a clos cette saga réactionnaire en confirmant que les chauffeurs-euses d’Uber Driver sont des salarié-e-s (2C_34/2021). Uber poursuit sa guérilla judiciaire pour son autre service, Uber Portier, ainsi que sur le volet des assurances sociales. Pendant ce temps, ces travailleurs-euses continuent d’enrichir la multinationale qui précarise tout un secteur professionnel en imposant une sous-enchère par sa concurrence vis-à-vis des entreprises ou des vrai-e-s indépendant-e-s.
Cet arrêt est une avancée. Il n’achève pas le débat. Les failles sont encore nombreuses.
Les plateformes ont sans doute déjà en tête une nouvelle ligne de front. La décision de Genève constatant que les chauffeurs-euses sont des salarié-e-s repose sur un certain fonctionnement de l’algorithme. Uber pourrait essayer de modifier des paramètres et solliciter une nouvelle décision pour remettre en cause tout l’édifice jurisprudentiel. C’est le tonneau des Danaïdes.
Il faut donc modifier la loi pour mettre fin aux abus. La solution est simple. Il suffit de poser une présomption légale: les travailleurs-euses des plateformes numériques sont soumis-e-s au droit du travail. Charge à celles-ci de démontrer le contraire.
La question du statut n’est pas tout. Constater qu’Uber doit respecter le droit permet aux chauffeuses et chauffeurs d’obtenir le paiement du temps de travail et des frais effectifs, qui peuvent être élevés puisqu’ils utilisent leurs véhicules privés.
La définition du temps de travail et le calcul des heures ouvrent une autre ligne de front pour les plateformes. Sans l’intervention des pouvoirs publics, il faut s’attendre à une nouvelle guérilla judiciaire de plusieurs années, durant lesquelles Uber continuera à obtenir sa marge nette de 25% sur le dos de ces salarié-e-s qui continueront d’en être pour leurs frais.
Le calcul du temps de travail et des frais est au cœur de ce modèle de surexploitation et du profit des plateformes. Ces dernières engagent des salarié-e-s en surnombre pour répondre au plus vite à la demande de la clientèle. C’est possible parce qu’elles ne paient pas les salarié-e-s au-delà d’une partie de la course facturée.
Les chauffeurs-euses qui patientent une journée ou une nuit entière ne sont payé-e-s que pour une fraction de ce temps. Une étude faite en France montre que le revenu d’un chauffeur Uber était pour ce motif proche du revenu du solidarité active (598 euros par mois) . Ainsi, la sous-enchère pratiquée par Uber dans ce bassin de recrutement peut jouer à plein, quand on mesure la différence avec le salaire minimum permettant de vivre par exemple à Genève (de l’ordre de 4 000 francs par mois, minimum légal de 23,27 francs bruts par heure). Les clients des plateformes, souvent appauvris ou contraints à des horaires atypiques par leurs employeurs, sont poussés à recourir à des chauffeurs pseudo-indépendants encore plus précaires. Cette concurrence biaisée permettra ensuite aux employeurs de celles et ceux qui sont encore salarié-e-s de plein droit de leur refuser toute augmentation de salaire, dans une course vers le bas.
En sus de la définition du temps et des frais à rémunérer, il y a leur calcul. Celui-ci se heurte à la jungle des données et à l’opacité avec laquelle l’algorithme est implémenté et le travail distribué. Il faut améliorer le droit aussi sur ce point et assurer une transparence totale, la mise à disposition des données aux chauffeurs-euses ainsi qu’à l’inspection du travail et aux assurances sociales. Le droit d’accès aux données est certes prévu dans la loi (LPD et RGPD), mais sa mise en œuvre auprès d’une plateforme telle qu’Uber relève du parcours du combattant.
La Suisse est très en retard. Le Conseil fédéral ne veut pas prendre la mesure de la menace, ou alors il souhaite l’exploiter au bénéfice des propriétaires des plateformes. Dans sa réponse aux interpellations 22.3686 et 22.3687, le Conseil fédéral juge inopportune toute modification réglementaire ou normative. Même la Commission européenne, pourtant fer de lance du néolibéralisme en Europe, considère que la règlementation doit être améliorée [1]. Ses propositions dans ce domaine doivent a minima être reprises dans le droit suisse [2]: dans les faits, il s’agit de mesures d’accompagnement à la libre circulation.
Christian Dandrès, avocat
[1] Sur les manœuvres internationales d’Uber, voir www.theguardian.com/news/2022/jul/10/uber-files-leak-reveals-global-lobbying-campaign
[2] www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20223686 et www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20223687
Paru dans Services Publics n° 15, 30 septembre 2022