«Porter la voix de ces enfants»

de: Interview «Services Publics»

La situation des services de protection de l’enfance en Suisse romande est extrêmement préoccupante du fait d’un manque dramatique de moyens. Témoignage de Laurence Bugnon et Donika Morina Gentil, professionnelles du canton de Fribourg.

Mobilisation en novembre 2023 du personnel du Service de l'enfance et de la jeunesse (SEJ) de Fribourg Eric Roset

Pouvez-vous présenter vos rôles respectifs dans le service de protection de l’enfance du canton de Fribourg?

Laurence – Je suis intervenante en protection de l’enfant depuis quatorze ans et mon rôle est d’appliquer les mesures de protection qui sont décidées par des autorités de protection de l’enfance. On intervient donc auprès des jeunes et des familles pour les accompagner dans le cadre des difficultés qu’ils-elles rencontrent et dans le but de protéger les enfants.

Donika – Je travaille pour ma part au secteur des milieux d’accueil depuis sept ans (j’ai auparavant exercé en tant qu’intervenante en protection de l’enfant dans le canton de Vaud). Je m’occupe donc des familles d’accueil pour m’assurer que les conditions réservées aux enfants sont bonnes et les accompagner dans le processus d’accueil. L’adoption est également de ma compétence, tout comme les accueillantes en milieu familial indépendantes.

Il y a bientôt une année, une grève a été menée dans le Service de l’enfance et de la jeunesse (SEJ) du canton de Fribourg, pouvez-vous nous expliquer les motifs de cette grève et ses résultats?

Donika – Cela faisait longtemps que nous nous étions organisé-e-s syndicalement car nous considérions que les enfants n’étaient pas protégé-e-s de manière adéquate vu les conditions dans lesquelles nous devions assurer notre travail. Nous avons toujours revendiqué une augmentation des postes et également l’instauration d’un ratio d’enfants par intervenant-e. La Conférence en matière de protection des mineurs et des adultes (COPMA) recommande entre 50 et 60 enfants par intervenant-e en protection de l’enfance. Cette référence n’était pas reconnue par le Canton de Fribourg, alors que nous en étions, en 2019, à environ 115 enfants par intervenant-e.

Nos demandes n’étant pas reconnues et le Conseil d’État refusant d’entrer en discussion, nous avons saisi l’organe de conciliation en 2022. Au terme de cette séance, l’objectif de fixer des normes par secteur a été retenu. Un rapport a été établi durant l’année 2023 (sans notre participation) qui faisait état d’un manque, d’abord de 33 postes équivalents plein temps (EPT), puis seulement de 23 EPT. Finalement, le Conseil d’État a renoncé à fixer des normes et ne prévoyait plus de planification pour les années futures. Cela a provoqué la colère de nos collègues et c’est ainsi que la décision de faire grève a été prise.

Laurence – Nous nous sommes senti-e-s soutenu-e-s par nos collègues car notre grève a été suivie par deux tiers d’entre eux-elles. Notre mouvement a également rencontré un très bon écho médiatique et auprès de la population. Nous sommes ainsi parvenu-e-s à visibiliser notre problématique et avons reçu des témoignages de soutien larges, y compris des familles qu’on suivait ou des juges de paix. Notre objectif était de rappeler que les difficultés que nous rencontrions étaient de la responsabilité de l’État afin de ne pas porter nous-mêmes la culpabilité de ne pas avoir assez de moyens pour effectuer notre travail correctement.

Quelles sont les conséquences de la sous-dotation?

Donika – Au secteur des milieux d’accueil, je travaille à 60% et ai une cinquantaine de familles à suivre, il n’est donc pas possible d’effectuer ce travail de suivi correctement. En étant présent-e lorsque les enfants ou les familles ressentent des difficultés, cela permet de limiter les échecs de placement. Les mesures sont en effet parfois stoppées alors que cela pourrait être évité si nous avions le temps pour soutenir les familles et les enfants. Il y a donc des enfants qui, avant d’avoir atteint l’âge de 10 ans, ont connu quatre lieux de vie différents (leur famille, le foyer, une famille d’accueil, un autre foyer) et ils-elles se sentent responsables de cette situation. Il faut bien comprendre que lorsqu’une famille d’accueil a besoin de soutien, elle n’a que nous, un-e assistant-e social-e débordé-e. Il est donc d’autant plus important que nous puissions répondre à leurs besoins, par exemple en cas de comportement difficile d’un-e enfant.

Laurence – Le fait d’avoir trop d’enfants à gérer implique que nous n’avons pas suffisamment de temps à consacrer à chacun-e pour les voir et effectuer un suivi. Cela signifie qu’à la place de pouvoir faire du suivi et de la prévention, nous nous retrouvons à devoir intervenir dans des situations de crise et à faire les pompiers-ères, alors que, bien souvent, un suivi régulier permettrait d’éviter ces situations de crise, qui sont évidemment néfastes pour les enfants et les familles. C’est très lourd à porter pour nous car c’est en contradiction avec les raisons pour lesquelles nous avons choisi ce métier. C’est une source très forte de frustration qui conduit plusieurs collègues à jeter l’éponge. La surcharge et le manque de temps font que nous sommes constamment sous le feu des critiques car nous n’étions pas là quand il le fallait...

Depuis la grève, nous avons obtenu la reconnaissance par le Conseil d’État que les normes de la COPMA étaient bien un indicateur de référence, quelques EPT supplémentaires ont permis de baisser le nombre d’enfants à 78 par intervenant-e en 2024, ce qui reste excessif. Mais, entre 2022 et 2023, le nombre de cas à suivre a augmenté de 11%. Il est donc à craindre que les quelques postes supplémentaires que nous parvenons à obtenir (quatre pour 2025 alors que nous en demandions huit) ne servent qu’à empêcher une augmentation du nombre d’enfants à suivre, alors qu’une baisse est nécessaire. Investir dans la protection de l’enfance signifie que l’État pourra faire des économies dans d’autres domaines (aide sociale, police, justice, etc.). Cela coûte moins cher qu’un-e adulte en prison ou en institution.


«Une question de priorité»

Quelle est la situation actuelle?

Laurence – Après l’espoir qui a suivi la grève, nous devons à nouveau constater que les choses traînent. Nous étions conscient-e-s que nous n’allions pas obtenir les 23 EPT du jour au lendemain et qu’il faudrait du temps, raison pour laquelle nous demandions à avoir une planification. Or, le gouvernement ne répond pas sur ce point essentiel. On nous dit que l’objectif doit s’entendre d’ici dix à quinze ans. Or, serrer les dents pendant une telle durée n’est pas envisageable pour les collègues, il y a donc un grand découragement.

Donika – Un-e enfant qui a besoin de protection sera majeur-e d’ici dix à quinze ans. Il faut bien comprendre que, si les professionnel-le-s n’en peuvent plus, ils-elles partent (ou ilselles sont en burn-out). Mais les enfants n’ont pas cette possibilité! Personne ne peut porter la voix de ces enfants. On a l’impression que les autorités ont décidé que la protection de l’enfance n’était pas une priorité, les postes sont accordés au compte-gouttes. Or, il nous semble que l’État de Fribourg a des moyens financiers et arrive à débloquer des montants pour certains dossiers, c’est donc une question de priorité.

Comment voyez-vous la suite?

Donika – Nous avons fait des manifestations, nous sommes allé-e-s à l’organe de conciliation, nous avons fait grève et nous nous demandons ce qu’il faut faire de plus. Ces derniers temps, nous sommes allé-e-s à la rencontre de la population et des député-e-s du Grand Conseil. Je suis parfois découragée, mais je vois du sens à mon travail et la protection de l’enfance est quelque chose qui me tient à cœur et qui me fait tenir.

Avec le SSP, on a décidé de reprendre la lutte sur le plan romand. C’est essentiel car il est important de développer une protection de l’enfance de qualité au niveau suisse, ce pays en a les moyens.

Laurence – Pour nous, c’est important de porter la voix de ces enfants qui ont besoin d’être protégé-e-s et qui ne peuvent pas aller s’adresser au Grand Conseil, tout comme leurs familles d’ailleurs. Nous battre pour eux-elles fait partie du sens de notre travail. On tente aussi de voir les évolutions positives, même si elles sont minces. Notre mobilisation a quand même eu des résultats et nous la poursuivons au travers d’un travail de sensibilisation de la population. Nous devons maintenant construire un mouvement sur le plan romand parce qu’on fait face aux mêmes problèmes et on sait qu’ensemble, on est plus fort-e-s.


Paru dans Services Publics n° 13, 8 novembre 2024