Selon Katharina Fontana, journaliste au quotidien alémanique NZZ, la Suisse devient une «société de la Dolce Vita» [1]. La faute aux salarié-e-s travaillant à temps partiel, décrit-e-s comme des «profiteurs» payant peu d’impôts et vivant aux crochets des dépenses sociales. Son opinion est partagée par Valentin Vogt, le président de l’Union patronale suisse (UPS), qui pense que «les Suisses doivent travailler plus» [2]. Quant au conseiller national (PLR) Philippe Nantermod, il veut s’attaquer à la «société de wellness» par le biais d’une motion demandant de limiter le droit aux réductions de primes d’assurance maladie pour les employé-e-s à temps partiel [3].
Une campagne idéologique
Ces trois exemples ne sont qu’un aperçu de la bataille médiatique menée depuis des mois par les milieux bourgeois sur la question du temps de travail. Leur narratif est le suivant: les salarié-e-s travaillent de moins en moins, car ils et elles choisissent des jobs à temps partiel pour profiter de la vie. Cette «mode» renforce la pénurie de personnel et menace la «compétitivité» de l’économie – donc le bien-être de toutes et tous. Conclusion: un allongement de la durée du travail s’impose. Il devra passer, si nécessaire, par des mesures pénalisant les temps partiels. Fin avril, l’UPS a d’ailleurs publié une série de revendications visant à «travailler plus». Au menu, entre autres: l’élévation de l’âge de la retraite et la possibilité d’allonger encore la durée légale du travail.
Loin de la réalité
Comme souvent, la propagande patronale tord totalement la réalité. «En 2015, les actifs à temps plein en Suisse travaillaient un peu moins de 43 heures par semaine, heures supplémentaires comprises, alors qu’en France on n’en comptait que 40,4. En outre, les actifs à temps plein français bénéficient d’environ dix jours de congés payés de plus que leurs homologues suisses», indique une étude récente [4]. Cette dernière souligne aussi que la tendance à la réduction du temps de travail (pour un plein temps) a pris fin en Suisse dès le début des années 1990. L’Office fédéral de la statistique (OFS) va dans le même sens: en 2022, la durée hebdomadaire effective de travail des salarié-e-s à plein temps était de 42 heures et 44 minutes en Suisse, contre 38 heures et vingt minutes en moyenne dans l’Union européenne [5]. En considérant le volume total d’heures travaillées, rapportées à l’ensemble de la population, la Suisse se situe à nouveau en tête des pays européens.
Des temps partiels contraints
Loin de se la couler douce, les salarié-e-s helvétiques travaillent donc beaucoup. Cette réalité est d’ailleurs une des causes du nombre élevé de temps partiels en Suisse. «En Norvège, un emploi à temps plein comprend par exemple 37,5 heures. En Suisse, cela correspond à un temps de travail de 85 %. De nombreux travailleurs à temps partiel en Suisse travailleraient probablement à plein temps en Norvège, car cela correspond au même nombre d'heures de travail», explique Silja Häusermann, politologue à l’Université de Zurich. Ce sont d’abord les femmes qui réduisent leur taux d’activité, pour assumer les tâches domestiques et éducatives. Elles paient pour cela un prix élevé, en touchant de bas salaires, puis des rentes de retraite au rabais.
La logique du capital
Cette situation insatisfaisante imposerait une réduction du temps de travail sans réduction de salaire, afin d’améliorer la vie de toutes et tous (lire en page 3). À rebours des besoins d’une majorité de la population, le patronat mène au contraire une intense campagne visant à prolonger la durée du travail. Cette volonté répond à une exigence de base du système capitaliste: augmenter la plus-value extraite du travail salarié par les employeurs, en allongeant et en intensifiant la journée de labeur.
[1] NZZ, 25 février 2023.
[2] swissinfo,ch, 11 février 2023.
[3] 24 heures, 4 mai 2023.
[4] M. Siegenthaler: Du boom de l’après-guerre au miracle de l’emploi – la forte diminution du temps de travail en Suisse depuis 1950. Social Change in Switzerland, N° 9, juin 2017.
[5] OFS: Hausse du nombre d’heures travaillées en 2022 en Suisse. 22 mai 2023.
Un temps partiel pas vraiment «choisi»
En Suisse, travailler à temps partiel relève plus de la contrainte que du choix.
En 2020, l’Office fédéral de la statistique recensait en effet 372 000 travailleurs-euses (dont 269 000 femmes) en situation de sous-emploi – il s’agit de personnes qui travaillent à temps partiel, mais aimeraient augmenter leur taux d’activité sans en trouver la possibilité. Les temps partiels sont en effet prisés par certains employeurs (dans la grande distribution, le nettoyage ou la santé, par exemple), car ils leur permettent d’ajuster les besoins de main-d’œuvre au plus près de l’activité, et de réduire ainsi les coûts.
Trois autres facteurs structurels expliquent la forte proportion de salarié-e-s à temps partiel en Suisse, rappelle Silja Häusermann, de l’Université de Zurich: la persistance d’un modèle de société inégalitaire, dans lequel les femmes restent assignées aux tâches domestiques et d’éducation; le sous-développement des structures d’accueil de l’enfance et leur coût élevé – dans ce contexte, rappelons que le Conseil fédéral s’oppose au financement supplémentaire des places de crèche en discussion au parlement fédéral; enfin, une durée du travail moyenne très élevée en comparaison européenne [1].
Il faut encore ajouter un dernier élément à ce tableau: le durcissement des conditions de travail dans certaines branches économiques – pensons au secteur de la santé, miné par le sous-effectif – qui force des dizaines milliers de salarié-e-s à baisser leur temps de travail, simplement pour «tenir le coup».
1. NZZ, 19 mai 2023.