Pouvez-vous résumer votre parcours dans les soins ?
Nicole – Après avoir conclu mon bachelor en soins infirmiers, j’ai trouvé un emploi dans un centre hospitalier spécialisé en psycho-gériatrie. Après quelques années, j’ai quitté mon emploi pour un autre domaine de soins. Si j’avais continué, j’aurais fini par faire un burn-out ou abandonner le métier d’infirmière.
Qu’est-ce qui vous a poussée à quitter votre poste ?
Dans notre établissement, nous soignions des personnes âgées souffrant de troubles du comportement et/ou cognitifs. Certaines souffrent de la maladie de Parkinson ou d’Alzheimer, à un stade très avancé. De tels patient·e·s, très dépendant·e·s, exigent une surveillance rapprochée.
Or les établissements qui prennent en charge des personnes âgées ont des dotations insuffisantes: les autorités estiment qu’ils font surtout de l’accompagnement et que cela ne nécessite pas beaucoup de personnel.
Conséquence: sur le terrain, le sous-effectif est tel qu’il devient très difficile d’effectuer correctement son travail, sans mettre en danger les patients.
Dans notre établissement, nous nous retrouvions régulièrement à 4 ou 5 soignant·e·s pour une vingtaine de patient·e·s. Le matin, je devais administrer les médicaments, surveiller les personnes qui rencontraient des difficultés pour manger, faire les contrôles nécessaires (tension ou autres) et préparer les tartines. Tout cela en même temps ! Pendant que mes collègues couraient pour faire la toilette des résidents restants avant 11 h du matin…
Quelles étaient les conséquences du sous-effectif sur la prise en charge des patient·e·s ?
Dans un tel stress, il devient difficile d’éviter une erreur, par exemple dans le dosage d’un médicament.
Le manque de temps favorise aussi des formes de maltraitance.
Quand on est fatigué·e, on a aussi moins de patience. Le ton de voix utilisé pour parler aux résident·e·s n’est donc pas toujours adapté.
Dans notre centre hospitalier, il est arrivé que des patient·e·s restent plusieurs heures dans leurs selles, parce que nous n’avions pas le temps de les changer. Souvent, nous n’avions plus le loisir d’expliquer correctement leur situation aux familles
Il y avait aussi le problème de la surmédication. En psycho-gériatrie, les patient·e·s ont souvent du mal à communiquer. Quand ils sont angoissé·e·s, ils le manifestent par des troubles du comportement, de l’agitation. Dans ces cas-là, la meilleure réponse est de passer du temps avec eux·elles, de faire les choses à leur rythme, de les rassurer. Mais quand le personnel est en sous-effectif, ce n’est plus possible. Les soignant·e·s sont ainsi poussés à administrer des médicaments de réserve, pour que le patient aille mieux. Cela se passait aussi chez nous.
Comment viviez-vous cette situation ?
Comme toutes les soignant·e·s, je me donnais à fond pour que les patient·e·s pâtissent le moins possible du sous-effectif. Mais je ne trouvais pas normal de ne pouvoir effectuer mon travail comme j’ai appris à le faire. Émotionnellement, c’était très difficile. Je me sentais impuissante.
Physiquement, c’était dur aussi. Je me suis retrouvée avec un nombre incalculable d’heures supplémentaires, en raison du nombre élevé d’arrêts maladie et de départs.
Le Covid-19 a encore empiré les choses. Durant une période, nous enchaînions cinq nuits d’affilée, puis repartions sur des journées de 12 heures après seulement 24 heures de repos.
Je suis arrivée à un stade où je n’arrivais plus à récupérer. J’étais proche du burn-out.
Vous avez pu faire part de cette souffrance à la hiérarchie ?
Pour la hiérarchie, nous étions toujours les responsables des problèmes rencontrés.
Un jour, une patiente a mangé trop tard le matin. Ma cheffe m’a dit que c’était parce que je n’étais pas assez rapide…
Si nous parlions du manque d’effectifs, on nous répondait: « Tout le monde y arrive, je ne vois pas pourquoi vous non. »
Quelle était la réaction de vos collègues ?
Lors de la pause de midi, nous passion notre temps à râler, à dire que cela n’allait pas. Quelques collègues étaient membres de l’association suisse des infirmières (ASI), mais la plupart des soignants n’étaient pas syndiqués: c’était très mal vu, personne n’en parlait. Beaucoup ne savaient même pas qu’il est possible de se syndiquer.
De guerre lasse, la plupart des collègues ont fini par partir. Comme moi.
Durant vos études, vous avez été préparée à affronter une telle réalité ?
Durant des années, on nous a appris à être de super infirmières: des soignantes connaissant le patient de A à Z, capables de l’accompagner, de mener un examen clinique, de seconder le médecin, de tout faire pour promouvoir la santé et prévenir les risques.
Mais la réalité est bien éloignée de la théorie. Sur le terrain, l’infirmière se transforme en espèce de logisticienne de la santé. C’était un choc pour moi. Je n’y étais pas préparée.
Vous pensez continuer à exercer votre profession ?
Aujourd’hui, je travaille dans un autre secteur de soins, et cela se passe beaucoup mieux.
Je trouve que mon métier est le plus beau du monde et j’adore être avec mes patient·e·s. Mais je sais aussi que je ne le ferai pas toute ma vie – à cause des conditions de travail et du manque de reconnaissance.
Comment améliorer la situation des soignant·e·s?
Nous avons fait des études d’équivalence universitaire, conclues par un bachelor. Cette réalité doit enfin être reconnue – aussi bien au niveau de notre position dans le monde du travail qu’en termes de salaires.
Aujourd’hui, on manque cruellement de personnel pour s’occuper de nos aîné·e·s. La nuit, nous comptions une infirmière et une aide-soignante pour deux étages, soit une vingtaine de patients. Dans les EMS, c’est pire. Pour 90 patients, on compte parfois une infirmière de garde et deux aides-soignantes.
Il faut donc engager plus de soignant·e·s – notamment dans des domaines comme la psychiatrie, l’accompagnement des personnes handicapées et âgées.
Durant le Covid, nous avions demandé des renforts, car nous avions plus de personnes alitées et instables. On nous a répondu que ce n’était pas possible, que l’Etat n’en avait pas les moyens. On n’arrête pas de nous dire que nous coûtons trop cher, surtout quand nous prenons du temps avec nos résidents.
Il faut en finir avec ce cynisme, repenser le système de santé et le doter de plus de moyens.
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C’était une bonne nouvelle de voir que la population reconnaît notre travail et se rend compte de nos difficultés. Avec ce résultat, nous nous sommes senties soutenues, c’était important.
Reste à voir comment l’amélioration de nos conditions de travail et de salaire sera mise en place. Il faudrait qu’elle se concrétise avant que trop de monde n’ait quitté la profession. Parce qu’après le Covid, les collègues en ont marre !