Qu’est-ce que « l’empreinte carbone » d’une caisse de pension?
Eric Jondeau – On mesure l’empreinte carbone d’une caisse de pension, d’une banque ou d’un fonds d’investissement en calculant la quantité d’émissions de gaz carbonique financée par ses investissements. Plus cette quantité est élevée, plus l’empreinte carbone est conséquente.
Lorsqu’ils achètent les actions ou les obligations émises par certaines entreprises, les acteurs financiers financent en effet une partie des émissions de carbone produites par les activités de ces sociétés. Par exemple, si une caisse de pension achète 1% des actions de Nestlé, elle financera 1% des émissions de CO2 de cette multinationale; quand Credit Suisse fait un prêt à une entreprise qui extrait du charbon, elle finance une activité hautement polluante, contribuant au réchauffement de la planète.
À contrario, « décarboner » un acteur financier vise à réduire l’impact de ses différents investissements (son « portefeuille » d’investissements) sur le climat.
Comment procéder pour « décarboner » les acteurs financiers?
La première étape est d’analyser le portefeuille d’une caisse de pension ou d’une banque, pour y identifier les entreprises les plus polluantes – les sociétés qui extraient les énergies fossiles ou y font recours massivement (cimentiers, aciéries, etc.) Ensuite, il s’agit de réduire drastiquement – ou exclure – les financements dirigés vers ces entreprises très polluantes, ce qui permet d’améliorer son empreinte carbone.
Il est possible d’aller plus loin, en adoptant un objectif « zéro émission ». Dans ce cas de figure, la caisse de pension ou la banque s’engage à avoir un impact carbone nul et à fixer pour cela un horizon temporel, par exemple 2030 ou 2040. Pour respecter cet engagement, elle devra ensuite manier « la carotte et du bâton » envers les entreprises émettant beaucoup de gaz carbonique: d’abord, leur demander de réduire leurs émissions de CO2 ; puis, si elles ne le font pas, leur couper le robinet financier.
Je pense que c’est vers ce type d’actions que pourraient se diriger les caisses de pension suisses.
Vous vous êtes penché sur l’empreinte carbone de la Banque nationale suisse (BNS). Quelles conclusions en avez-vous tirées?
En agissant sur 1% de ses investissements aux Etats-Unis, la banque pourrait réduire de 20% son impact carbone. Pour cela, elle devrait exclure une vingtaine d’entreprises émettant énormément de CO2, et rediriger ces montants vers des sociétés actives dans les énergies renouvelables. En agissant sur 5% de son portefeuille, la BNS pourrait réduire ses émissions de gaz carbonique de 50%!
La raison est simple: il existe dans le monde un nombre limité de sociétés qui émettent énormément de CO2. En les excluant, un fonds d’investissement peut réduire fortement son impact climatique.
Autre enseignement de notre étude: en arrêtant d’investir dans ces sociétés hyper-polluantes, la BNS n’aurait pas perdu d’argent !
On pourrait donc « verdir » les placements financiers sans craindre de perte financière?
Dans une étude récente sur la construction d’un portefeuille « zéro émission », on a montré que, sur les onze dernières années, il aurait été possible de réduire de 80% les émissions carbone d’un portefeuille d’investissements sans essuyer de perte financière. La raison de ce faible impact financier est que peu de firmes sont exclues et que les fonds sont réinvestis dans des entreprises moins polluantes du même secteur. Depuis 2022 et la guerre en Ukraine, la donne a un peu changé: les prix de l’énergie ont grimpé et les entreprises actives dans l’énergie fossile dégagent des profits très importants.
Nous nous trouvons cependant face à un choix de société qui va au-delà des questions d’argent. Au vu des conséquences du réchauffement climatique, il peut être légitime, pour combattre ce réchauffement, de prendre des mesures impliquant une baisse des rendements pour les acteurs financiers, y compris pour des caisses de pension.
Il faut bien sûr prendre en compte dans cette discussion la conjoncture économique difficile, qui pèse sur les revenus de la partie moins favorisée de la population. Cela rend d’autant plus nécessaire une transition ordonnée et organisée vers la réduction de l’impact carbone, avec des mesures de solidarité permettant d’éviter que ce soient les plus pauvres qui paient la facture.
Y a-t-il des exemples réussis en la matière ?
Un nombre croissant d’institutions financières proposent des investissements « à zéro émission ». Mais les montants concernés restent pour l’heure marginaux. Le fonds états-unien Blackrock, qui gère 10 000 milliards de dollars, mène par exemple une intense communication sur ses investissements « verts ». Or ces fonds représentent à peine 1% de l’ensemble de ses actifs. Il s’agit donc plus d’une stratégie de marketing que d’une volonté de changement.
En Suisse, les efforts de certaines caisses de pension en matière de décarbonation sont méritoires, mais le chemin reste long !
Comment décarboner une caisse de pension ?
Conférence-débat avec Eric Jondeau
Jeudi 6 octobre, 19 h
Aula du collège Sainte-Croix
Fribourg
Que peut faire une caisse de pension pour réduire son impact climatique ?
Une caisse de pension peut réduire son empreinte carbone en agissant sur son portefeuille d’investissements, de manière à en exclure les entreprises les plus polluantes.
Elle peut aussi aller plus loin, en se fixant un objectif de zéro émission pour 2030, voire 2040, et entamant un dialogue à ce sujet avec les sociétés qu’elle finance.
Les caisses de pension sont aussi des propriétaires immobiliers – la pierre représente environ 30% de leurs actifs. Elles peuvent agir concrètement en limitant la consommation énergétique des bâtiments sous leur gestion. Cela implique des travaux de rénovation, d’isolation, etc. Une telle action aurait un impact positif pour le climat, pour les locataires, mais aussi pour l’économie locale.
Quel peut être l’impact global de telles mesures ?
Menée de manière isolée, la décarbonation d’une caisse de pension aura un impact faible par rapport à la masse des investissements financiers au niveau mondial. Pour limiter les émissions de CO2, il faudrait un mouvement massif, avec un nombre important de gérants financiers s’engageant dans ce sens. Une telle action coordonnée des acteurs financiers aurait un double effet. D’une part, elle mettrait une pression sur l’image des entreprises les plus polluantes, les poussant à faire des efforts. De l’autre, elle aurait un impact financier sur les sociétés concernées: si on refuse à une multinationale comme Total tout financement de ses activités d’extraction pétrolière, cela rendra ces activités plus coûteuses, et donc moins intéressantes.
Pour baisser réellement l’empreinteclimatique de la place financière, il faut donc que les investisseurs décarbonent leurs portefeuilles de manière concertée et coordonnée.
Au niveau des caisses de pension, il en va de même. Une campagne menée au niveau romand, voire national, aurait plus d’impact qu’une action isolée dans un canton.