École numérique et pensée magique

de: Interview Guy Zurkinden, rédacteur Services Publics

Pour Daniela Cerqui, anthropologue à l’Université de Lausanne, la course vers l’école numérique fait l’impasse sur des débats cruciaux pour l’avenir de la société – et de l’humanité. Interview.

Photo Eric Roset

Plusieurs cantons veulent débourser des millions pour équiper leurs écoles en matériel informatique. Que pensez-vous de cette course à l’éducation numérique?

Daniela Cerqui – D’un point de vue anthropologique, la technique et les technologies ne sont pas neutres. Elles portent en elles un modèle de société. Avant de développer une technologie, il faudrait donc poser la question du projet de société visé.

En ce qui concerne le numérique à l’école, je pense que la priorité devrait être de donner aux enfants un regard critique face à ces technologies, dans lesquelles ils baignent de plus en plus tôt. Si on se contente d’habituer les élèves à l’idée que le numérique est un outil incontournable auquel on n’a pas d’autre choix que de s’adapter, on va au contraire les socialiser de manière acritique dans les nouvelles technologies.

Or aujourd’hui, j’ai l’impression que les Cantons se contentent de prendre acte du développement numérique et tentent de monter dans le train à tout prix, en ignorant le débat sur le modèle de société qui se construit par leur biais.

Dans cet empressement, on passe aussi souvent à côté d’une question centrale: quels sont les logiciels qui seront utilisés au sein de l’école numérique? Car utiliser à l’école les outils informatiques développés par les géants américains de la technologie, les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) équivaut à rendre nos enfants otages de ces sociétés – et livrer leurs données personnelles à ces multinationales.

Un des arguments utilisés par les exécutifs cantonaux pour développer «l’école numérique» est celui de «l’égalité des chances». Que pensez-vous de cette affirmation?

Cette idée d’un «effacement» des inégalités – à l’école, mais aussi plus largement – via la technologie numérique est le symptôme d’une société dans laquelle on imagine qu’il y a une solution technique à tous les problèmes sociaux. Comme si le fait d’avoir accès à un équipement allait inévitablement donner accès à la formation, puis au savoir.

Dans cette logique, les technologies de l’information et leurs dérivés, y compris l’intelligence artificielle, sont considérés comme pouvant résoudre tous les problèmes du monde, notamment le partage du savoir et des richesses.

Il y a là une forme de «pensée magique», selon laquelle les inégalités sociales et leurs causes pourraient être gommées par un coup de baguette magique.

Cette forme de pensée est loin d’être nouvelle: en 2006 déjà, Nicholas Negroponte, alors directeur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) lançait une initiative visant à ce que tous les enfants des pays en voie de développement possèdent un ordinateur, afin de leur garantir un accès au savoir.

Quand ils annoncent qu’ils vont combattre les inégalités face à l’école en distribuant des milliers d’ordinateurs et de tablettes, les Cantons reproduisent cette «pensée magique» - et toutes les contradictions qu’elle comporte.

Quelles sont ces contradictions?

L’accès au savoir nécessite avant tout un accompagnement pédagogique. Mais si on met tout l’argent dans l’achat d’ordinateurs et de tablettes, que restera-t-il pour cet accompagnement? Aujourd’hui, plusieurs Cantons veulent dépenser des millions pour des équipements informatiques. En revanche, ils refusent d’augmenter les effectifs du personnel enseignant, qui est une condition sine qua non pour lutter contre les inégalités.

Il faut souligner une deuxième contradiction: les autorités helvétiques nous vendent une école numérique au service de l’«égalité des chances». Mais en parallèle, elles ne remettent pas en cause un système scolaire ultra-sélectif, qui oblige les enseignant-e-s à séparer, dès la huitième année d’école obligatoire, les élèves qui feront des études supérieures de celles et ceux qui seront aiguillés rapidement sur le marché du travail. Une sélection précoce qui se traduira plus tard par de grandes inégalités en matière d’emplois, de revenus et de retraites.

Ces contradictions imposent un vrai débat sur l’utilisation du numérique, notamment à l’école. Mais il faut aussi aborder des questions qui vont au-delà.

Aujourd’hui, certains chercheurs, comme le professeur Kevin Warwick en Grande-Bretagne, professent en effet que l’être humain est obsolète, qu’il doit être «augmenté» grâce aux technologies numérique et donner lieu à une nouvelle espèce: le cyborg – c’est d’ailleurs ce que M. Warwick a expérimenté sur lui-même, en s’implantant une puce augmentant ses capacités.

Je pense que nous nous trouvons face au risque d’une société du contrôle total, dans laquelle les humains seraient perçus de plus en plus comme les pièces d’un grand réseau. Face à ce danger, il est urgent de développer l’esprit critique à l’école – et pas simplement d’embrasser béatement «l’école numérique».


Contexte

Une course à l’échelle mondiale

La course vers le «tout numérique» est loin d’être une spécificité suisse…

En effet. Les racines de cette tendance remontent à loin. En 1992 déjà, le vice-président des États-Unis, Al Gore, affirmait qu’après le développement du réseau autoroutier sur l’ensemble du territoire américain, il fallait passer à l’étape suivante: la construction des autoroutes de l’information.

Cette affirmation – et la mise en pratique qui a suivi – a ensuite eu un effet boule de neige: l’Union européenne et le reste du monde ont embrassé cette ligne et se sont ruées dans le développement du réseau numérique.

En 2003 et 2005, à Genève puis Tunis, deux sommets mondiaux sur la société de l’information, organisés dans le cadre de l’ONU, ont annoncé qu’on «sauverait le monde» en favorisant l’accès à l’information. Au cœur de cette annonce, on trouvait la pensée que les pays pauvres pourraient passer directement dans l’ère post-industrielle grâce aux technologies de l’information, qui permettraient de gommer les gigantesques inégalités héritées de l’ère industrielle.

Comme si le développement du réseau numérique allait permettre de pallier les besoins urgents en infrastructures de base dont souffre encore une large partie de la planète!