Démocratiser l’économie pour sauver la planète

de: Interview de Guy Zurkinden

Selon Julia Steinberger, professeure à l’Université de Lausanne et coautrice du dernier rapport du GIEC, il est possible de baisser radicalement les émissions de CO2 tout en garantissant une vie digne à toutes et tous.

photo Valdemar Verissimo

Quels seraient les principaux leviers pour faire baisser les émissions globales de CO2?

La priorité est d’arrêter d’extraire et d’utiliser des énergies fossiles. Or c’est le contraire qui se passe. La plupart des banques et des acteurs financiers continuent à investir massivement dans le pétrole et le charbon – y compris en Suisse, comme le font la BNS, les principales banques et les caisses de pension.

Pour pallier l’absence de ces énergies fossiles, il faudrait suivre trois pistes.

D’abord, la sobriété énergétique: ne pas consommer plus que ce dont on a besoin. En Suisse, cela passe par la transformation et la réduction du parc automobile, le plus polluant d’Europe. Cela implique aussi de favoriser les transports en commun, les quartiers sans voiture, etc.

La sobriété énergétique, c’est aussi mettre sur pied des mesures d’efficacité énergétique – par exemple, l’installation de pompes à chaleur, les fourneaux à induction et l’isolation des bâtiments.

Troisième levier: le développement des énergies renouvelables – éolien, solaire, hydraulique, etc. Sur ce point, nous avons une excellente nouvelle: le coût du kilowattheure produit par les renouvelables est aujourd’hui moins cher que celui fourni via des énergies fossiles.

Autre champ d’action, l’agriculture et l’alimentation. D’énormes progrès sont possibles pour consommer une nourriture plus saine et meilleure pour l’environnement. Cela implique de manger beaucoup moins de viande et de produits laitiers. Pour avancer sur cette question, nous pouvons agir à de multiples niveaux: dans les ménages, les cantines scolaires, les hôpitaux, etc.

Vous participez à l’initiative Degrowth Switzerland» (« Décroissance Suisse»), qui remet en cause le dogme d’une croissance illimitée. Pourquoi?

La croissance illimitée est la marque de fabrique du système capitaliste.

Les deux piliers sur lesquels repose le capitalisme – la compétition entre capitaux et l’accumulation privée des profits – entraînent la surproduction de marchandises, le moteur de la surconsommation dans les pays les plus riches.

Ce système implique une exploitation toujours accrue d’énergie et de ressources naturelles, alors que celles-ci sont limitées. Aujourd’hui, cette logique menace notre cadre de vie, la Terre. Au sein de «Degrowth Switherland», nous pensons donc qu’il faut remettre en cause cette idéologie de la croissance.

L’absence de croissance ne menace-t-elle pas d’entraîner un appauvrissement général?
Aujourd’hui, la croissance économique n’est pas forcément synonyme de progrès social – notamment dans les pays riches. De nombreux économistes ont montré que celle-ci s’accompagne d’une augmentation spectaculaire des inégalités.

De plus, l’économie capitaliste se trouve dans une phase marquée par l’essoufflement de ses taux de croissance. Or dans le système actuel, toute baisse de la croissance se traduit par des crises et l’appauvrissement de millions de personnes. La dépendance à la croissance est donc lourde de dangers pour la population mondiale – même sans tenir compte de la crise climatique !

L’économie décroissante, ou « post-croissance » vise à transformer le système économique pour protéger la population mondiale du réchauffement et des conséquences négatives de la dépendance à la croissance.

À quoi ressemblerait une économie «post-croissance»?

Dans une récente étude, nous avons démontré que le développement de certains facteurs socio-économiques permet de satisfaire les besoins humains fondamentaux, tout en consommant relativement peu d’énergie.

Parmi ces facteurs, il y a notamment: l’accès à des services publics de qualité (santé, éducation, care) et à des infrastructures de base (électricité, transports, etc.), l’égalité économique et la démocratie.

L’objectif de l’économie « post-croissance » consiste à désinvestir massivement des branches les plus polluantes (énergies fossiles, parc automobile, etc.). Puis à investir les montants libérés dans les secteurs qui permettent de satisfaire les besoins humains fondamentaux – tout en baissant notre consommation énergétique.

L’objectif est de vivre mieux, avec moins. La réduction et la répartition du temps de travail forment un autre pilier de cette transformation.

De telles mesures sont loin d’être à l’agenda des dirigeants.

Un tel changement de paradigme déplairait bien sûr aux puissants qui modèlent le système économique.

Pour arriver à de réelles alternatives, les principales décisions économiques doivent donc faire l’objet d’un débat démocratique: dans chaque secteur, dans chaque institution, il faut que les salarié·e·s et les citoyen·ne·s puissent déterminer quel type de production et de consommation ils et elles veulent mettre sur pied, et comment l’organiser.

Une telle transformation n’est pas facile. Mais elle est possible. Jamais, dans le monde, on n’a assisté à un tel foisonnement d’idées mettant au centre la démocratisation de l’économie!

Les résistances au changement restent fortes.

Dans l’histoire, toutes les conquêtes sociales importantes (l’abolition de l’esclavage, le droit de vote pour les femmes, la limitation de la journée de travail, etc.) ont d’abord été dénoncées comme utopiques et impossibles à mettre en œuvre par les milieux dominants. Pourtant, elles sont devenues réalité, parfois en l’espace de quelques années.

D’ailleurs, les propositions que nous formulons existent déjà. À de multiples endroits du globe, des collectifs ont transformé leur modèle énergétique, limité la place de la voiture en ville, réduit le temps de travail, repris une entreprise sous la forme d’une coopérative, etc. On peut s’appuyer sur ces expériences.

En parallèle, il faut poser la question de la stratégie de lutte et des alliances pour atteindre cet objectif.

En mai 2021, la grève pour l’Avenir a jeté un pont entre le mouvement pour le climat et les syndicats. Comment continuer?

La discussion entre milieux décroissants, mouvements sociaux, milieu académique et syndicats devrait s’accentuer: nous avons des intérêts communs, et beaucoup de choses à apprendre mutuellement.

Avec les syndicats, il faudrait débattre d’un projet de programme commun, autour de plusieurs revendications de base.

D’abord la sobriété énergétique, combinant décroissance de la consommation superflue et investissements dans les infrastructures de base et les services publics.

Ensuite, la diminution du temps de travail et l’amélioration des conditions de travail.

Enfin le renforcement de la sécurité sociale, dans le but de protéger la population de la crise climatique et économique.

Toutes ces questions sont liées et doivent faire l’objet d’une élaboration commune.

À Fribourg, le SSP va lancer une campagne demandant à la caisse de pension de l’Etat d’abandonner ses investissements dans les énergies fossiles. Qu’en pensez-vous?

C’est une initiative à généraliser.

Agir sur les caisses de pension est un levier précieux. Cela permet de faire le lien entre les salarié·e·s, actifs·ves et retraité·e·s, notre système de prévoyance et l’avenir de la planète. La transformation verte de l’économie nécessitera de grands investissements dans les énergies renouvelables, l’isolation des bâtiments, l’installation de pompes à chaleur, etc. Autant de secteurs vers lesquels les caisses de pension devraient rediriger les capitaux retirés des énergies fossiles.

Où en est-on en matière de réchauffement climatique?

Les émissions mondiales de CO2 continuent à augmenter – mise à part une baisse de 7% en 2020, due à la pandémie. Selon le troisième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le monde se dirige vers un réchauffement de 3,2 degrés à l’horizon 2100. Un tel scénario aurait des conséquences cataclysmiques.

Le dernier rapport du deuxième groupe de travail du GIEC, sorti le 28 février, souligne les limites de l’adaptation au réchauffement.

Un réchauffement global de 1,5 degré ferait énormément de dégâts. Au-delà des 2 degrés – soit la limite supérieure fixée par les Etats à la suite des accords de Paris, adoptés en 2015 –, le GIEC souligne que les bouleversements seraient tels qu’il serait impossible de s’adapter dans de nombreuses régions – malgré toutes les avancées technologiques et les mesures d’adaptation qui pourraient être utilisées.

Quel est le délai pour agir?

Pour éviter de dépasser les 2 degrés, nous devons baisser les émissions globales de CO2 immédiatement – et au plus tard dès 2025 –, avec en ligne de mire l’objectif de zéro émission.

Plus on tarde, plus les impacts sur la planète seront irréversibles, plus un nombre élevé de personnes vont en souffrir et en mourir.

L’urgence est telle que même des organismes qui fonctionnent au consensus, comme le GIEC et la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), n’appellent plus à une transition, mais à une transformation en profondeur de l’économie et des sociétés.

Une telle transformation est-elle possible?

Oui. Nos sociétés possèdent le savoir-faire technique, scientifique et social pour effectuer un tel changement.

Dans tous les secteurs de l’économie, des mesures concrètes permettraient de diviser par deux les émissions de CO2 d’ici 2030. C’est énorme ! Cela passe par une réduction de la demande énergétique et de la consommation – tout à fait envisageable, parce qu’une grande partie des émissions de CO2 relève du gaspillage dû à la surconsommation.

Nous savons aussi qu’il est possible de garantir un bon niveau de vie à l’ensemble de la population mondiale, tout en réduisant notre consommation d’énergie.

En théorie, nous avons tout ce qu’il faut pour relever le défi climatique. Mais en pratique, les blocages sont nombreux. Ils se situent au niveau des politiques, des dirigeants industriels et économiques et d’une large part des médias.