«Sans nous, Smood n’existe pas»

de: Interview Guy Zurkinden, rédacteur Services Publics

Entamée le 2 novembre à Yverdon-les-Bains, la grève des salarié-e-s de Smood a rapidement fait tache d’huile. Les livreurs-euses dénoncent une précarité poussée à l’extrême. Interview.

Photo Eric Roset

Renan et Kader sont livreurs chez Smood à Yverdon-les-Bains. Ils travaillent à plein temps pour la société spécialisée dans la livraison de repas et sont en grève depuis le 2 novembre.

Dans quelles conditions travaillez-vous?

Renan – À Yverdon-les-Bains, nous sommes employés directement par Smood. Nous gagnons 19 francs bruts de l’heure. Véhicules, téléphones, habits de travail, nous payons tout de notre proche. 90% du personnel livre les commandes avec son propre véhicule. Pour les déplacements, l’entreprise accorde un défraiement de 2 francs par heure travaillée à ceux qui utilisent leur véhicule personnel. C’est souvent moins que ce que nous dépensons pour l’essence. En septembre, j’ai touché 3600 francs pour 200 heures de travail. Là-dessus, j’ai dépensé 600 francs d’essence. Chez Smood, la précarité est poussée à l’extrême.

Kader – La plupart de nos collègues – à Genève, Lausanne, sur la Riviera et probablement dans le reste de la Suisse – ont un statut différent du nôtre. Ils sont employés par une agence d’intérim, Simple Pay, créée par une ancienne directrice de Smood. Ils ne sont pas payés à l’heure, mais à la tâche. Si un salarié est posté de 18h à 22h mais qu’il n’a pas de commande, il ne sera ni payé, ni défrayé!

Les employés de Smood n’ont pas de local de travail, ni de dépôt. Souvent, les livreurs ne se connaissent pas entre eux. Nous découvrons donc peu à peu, au fur et à mesure que la grève s’étend, les conditions de nos collègues dans d’autres villes. Il y a des statuts différents, des salarié-e-s qui font cette activité de manière accessoire, d’autres à plein temps. Mais partout, les problèmes sont semblables.

Quels sont ces problèmes qui vous ont poussés à faire grève?

Renan – Ils sont innombrables. Il y a d’abord le fait que nous payons de notre poche tous les instruments nécessaires à notre travail, ce qui est contraire à la loi. Il y a, ensuite, le non-paiement de certaines heures de travail – le mois dernier, 48 heures ne m’ont pas été payées. Il y a aussi les pourboires, versés dans un pot commun puis distribués sans contrôle possible, selon des critères comme l’«efficience» ou la «rapidité», comme nous l’a expliqué notre manager. On n’a aucun contrôle non plus sur les retenues pour les vacances. Et les heures réalisées de nuit, le dimanche et les jours fériés ne sont pas payées au tarif prévu par la loi.

Peu à peu, nous nous sommes rendu compte que nous avons tous les mêmes problèmes. Nous avons interpellé le management de Smood, qui nous a répondu que les heures non payées seraient la conséquence d’un «bug» informatique. Or le mois précédent, ils avaient déjà invoqué un bug pour expliquer le non-paiement des pourboires.

La goutte d’eau en trop a été la décision de la direction de changer la planification du travail.

Quel a été ce changement?

Kader – Nous travaillons selon un système de créneaux horaires, les «shifts». Jusqu’en septembre, ces créneaux allaient de 10 h à 17 h, avec une durée minimale de trois heures. Ils étaient planifiés un mois à l’avance. Il y avait des pics de travail, puis des moments calmes. En septembre, Smood a réduit ces créneaux aux heures de pointe, vers midi et le soir, pour une durée de 2 heures 15. Nous pouvons nous inscrire pour travailler, selon les propositions de l’application. Cela correspond à 5 heures de boulot par jour, au maximum. Conséquence: nous devons travailler 7 jours par semaine pour toucher un salaire correct.

Renan – Tous les jours, à 4 heures du matin, les managers nous envoient des propositions d’horaires. On se réveille, on prend nos «shifts», puis on essaie de se rendormir. Tout le monde est mis en concurrence. Certains obtiennent plus d’heures, d’autres ont vu leurs heures chuter. Ce système nous met dans une dépendance totale face à l’entreprise. Il casse notre vie privée et sociale. On n’a aucune garantie pour notre salaire. C’est l’ubérisation poussée à son paroxysme, un mépris total des employés. Des dizaines de collègues ont démissionné, au bout du rouleau.

Que demandez-vous à la direction?

Kader – Nous demandons des solutions semblables pour tous: un salaire horaire de 24 francs, le défraiement correct des outils de travail, des plannings connus à l’avance, le paiement de toutes les heures travaillées et des pourboires, et une indemnisation correcte du travail le nuit, le dimanche et les jours fériés. Ce n’est pas la lune. En gros, nous voulons juste des conditions de travail dignes!

Arrivez-vous à trouver une unité entre les salarié-e-s, malgré les statuts et les conditions qui varient?

Renan – À Yverdon, la majorité des livreurs qui travaillent de manière accessoire pour Smood sont entrés en grève à nos côtés. À Neuchâtel aussi. Dans une autre ville, un intérimaire a commencé sa grève après seulement 4 jours de travail, quand il s’est rendu compte des conditions délétères dans la boîte. Dans les grandes villes, les livreurs se connaissent peu, il est plus difficile de tisser des liens. Certains n’étaient même pas au courant de notre mouvement avant que nous leur téléphonions! Mais la grève est aussi un moyen de créer des contacts.

Kader – Smood nous met la pression en raison de notre précarité. Pourtant, si la boîte s’épanouit autant, c’est grâce aux livreurs. Sans nous, Smood n’existe pas. Avec notre grève, ce message commence à se répandre parmi les employés de la boîte et dans toute la Suisse romande.


Une grève qui fait tache d’huile

Le mouvement a commencé le 2 novembre à Yverdon-les-Bains, lorsque treize salarié-e-s de Smood, soutenu-e-s par le syndicat Unia, sont entré-e-s en grève. Deux jours plus tard, la grève s’étendait à Neuchâtel. Le 8 novembre, le mouvement démarrait à Nyon, avant de gagner Sion et Martigny le 10. Jeudi 11 novembre, une dizaine de livreurs-euses travaillant à Lausanne et sur la Riviera rejoignaient la grève. Lundi 15, c’était à Fribourg d’entrer dans la danse. Mardi 16, à Genève.

Soutenus par le syndicat Unia, les livreurs et livreuses de Smood dénoncent les mêmes problèmes partout: bas salaires, frais de déplacement sous-estimés, gestion opaque des pourboires, heures de travail non payées. Ces griefs existent également sur les sites où le personnel est employé par la société de recrutement Simple Pay.

En septembre, Smood a introduit un nouvel outil de planification du travail qui contrevient à l’ordonnance 1 relative à la loi sur le travail, selon laquelle les horaires de travail doivent être annoncés deux semaines d’avance. Avec ce nouvel outil, nombre de salarié-e-s ont vu leur quota d’heures mensuelles réduit de manière drastique.

Au cours des dernières années, la société Smood a connu une croissance fulgurante. En 2020, ses revenus ont augmenté de 80% [1]. Fin 2020, Smood était présente dans 18 villes de Suisse. Elle emploie près de 1000 livreuses et livreurs. L’entreprise a signé un partenariat avec Migros dont elle livre les courses dans les cantons de Genève, Vaud et Tessin. En parallèle, le groupe Migros est devenu actionnaire de Smood, dont il détient 35% des parts.

Interpelée par le quotidien Le Temps, Smood, par la voix de sa responsable marketing, Luise Kull, a d’abord réfuté les critiques émises par les employé-e-s. Selon Mme Kull, la société négocie depuis plusieurs mois une Convention collective de travail (CCT) avec le syndicat syndicom, qu’elle a choisi «comme syndicat de référence» [2]. Le 15 novembre, syndicom a affirmé, dans un communiqué de presse, sa solidarité avec les grévistes et leurs revendications. Le même jour, l’entreprise affirmait qu’elle envisageait d’augmenter le salaire horaire à 23 francs bruts, introduire une indemnité pour jours fériés et rembourser « plus justement » les frais liés aux véhicules privés. Mercredi 17 novembre, à l’heure où nous mettions sous presse, aucune négociation avec les grévistes n’était cependant annoncée.

Une pétition de soutien peut être signée ici: www.unia.ch/smood-fr.


[1] L’Agefi, 13 janvier 2021.

[2] Le Temps, 11 novembre 2021.