La mainmise des pharmas

de: interview Guy Zurkinden, parue dans Services Publics no 2, 5 février 2021

Pour Franco Cavalli, oncologue et ancien conseiller national, le monopole des sociétés pharmaceutiques sur les vaccins génère opacité et inégalités d’accès. Une remise en cause des brevets s’impose.

Photo Valdemar Verissimo

La campagne de vaccination a commencé dans les pays occidentaux, avec difficulté. Qu’en est-il dans le reste du monde?

Franco Cavalli – La situation est désastreuse. Selon l’Organisation mondial de la santé (OMS), plus des deux tiers de la population mondiale ne peuvent même pas rêver d’un accès à un vaccin contre le Covid-19.

Les sérums disponibles sont concentrés dans les pays riches, qui ont passé des contrats avec les multinationales – comme l’a fait la Suisse avec Pfizer et Moderna.

Les clauses de ces contrats sont secrètes, les prix des vaccins ne sont pas précisés. Des vaccins annoncés n’arrivent pas, sans que l’on comprenne pourquoi. La situation est donc très confuse, y compris dans les pays riches.

Quelles sont les causes de ces inégalités d’accès?

Le problème principal est la mainmise des grandes entreprises pharmaceutiques.

Les brevets sur les vaccins anti-Covid permettent aux multinationales de maintenir l’opacité sur les conditions de production et de vente et de faire monter les prix – qui n’ont rien à voir avec les coûts de production, largement pris en charge par les Etats.

C’est aussi sur cette base que se développe la course nationaliste aux vaccins en cours. Les Etats les plus riches ont largement financé le développement des vaccins. En contrepartie, ils se sont assurés auprès des grandes entreprises que la quasi-totalité de la production leur reviendrait en priorité.

La seule société pharmaceutique qui a affirmé qu’elle réserverait une part de ses produits aux pays pauvres est AstraZeneca. Mais elle rencontre de gros problèmes de production.

On entend pourtant souvent que les vaccins ont été produits si vite justement grâce à la pharma…

Dans la plupart des cas, ces multinationales n’ont pas développé les vaccins. Elles ont racheté les sérums développés par de petites entreprises de biotechnologie.

Jusqu’à cette pandémie, la big pharma a en effet montré peu d’intérêt pour la question. Pour une raison simple: la production de vaccins est nettement moins profitable que celle de médicaments destinés au traitement du cancer, de la tension artérielle, des maladies infectieuses, etc.

Cela faisait pourtant vingt ans que les chercheurs alertaient sur la nécessité de se préparer à une pandémie causée par un coronavirus. Le désintérêt de la pharma est donc l’une des raisons pour lesquelles nous nous sommes trouvés aussi démunis face au Covid-19.

La Suisse porte une grosse responsabilité dans cette situation. Notre pays a longtemps compté un institut vaccinal de pointe, qui produisait un nombre important de sérums. Au début des années 2000, cet institut a été privatisé puis vendu à une société multinationale, qui l’a fermé quelques années plus tard.

Comment garantir l’accès aux vaccins à la population mondiale?

L’initiative internationale Covax allait dans le bon sens, mais elle est restée une coquille vide.

Pour changer la situation, il faudrait que l’OMS organise la distribution internationale des vaccins sur la base des nécessités réelles, en garantissant leur financement pour les pays pauvres.

Malheureusement, l’OMS est sous-financée par les Etats – et a encore été affaiblie par Trump. Cela la rend dépendante de dons privés, par exemple en provenance de la fondation Bill Gates. Cette situation ne la met pas en condition de prendre des mesures fortes.

Ensuite, il faut remettre en cause le monopole des pharmas sur les vaccins. Cela serait notamment possible en actionnant la clause d’exception prévue par les accords de Doha, qui permet de ne pas respecter les droits de propriété intellectuelle dans les moments exceptionnels – l’Afrique du Sud l’avait actionnée durant l’épidémie de Sida. Il faudrait aussi que la demande de dérogation temporaire aux accords sur la propriété intellectuelle, déposée par l’Inde et l’Afrique du Sud, soit acceptée à l’OMC.

Le problème, c’est que la puissance du lobby pharmaceutique est telle que la plupart des gouvernements n’ont pas le courage d’aller dans ce sens.

Y a-t-il cependant des perspectives encourageantes?

Pour les pays pauvres, le vaccin cubain pourrait représenter une lueur d’espoir. Cuba a en effet garanti qu’il en produira 100 millions d’unités, qui seront vendues à prix réduit aux pays les plus pauvres.

Il faut aussi espérer que la gabegie qui accompagne les campagnes de vaccination stimulera des mobilisations populaires exigeant des changements sociaux de fond.

Car la crise sanitaire actuelle montre surtout qu’il faut en finir avec le capitalisme néolibéral qui nous est imposé depuis trente ans.


« Face aux vaccins, une peur ancienne »

Plutôt les inégalités à leur accès, c’est la méfiance face aux vaccins contre le Covid-19 qui a été au centre des débats jusqu’à présent. Comment l’expliquer?

Franco Cavalli – La critique des vaccins a toujours existé. Son histoire est en partie liée en partie à des mouvements ésotériques et anti-scientifiques, inspirés par une idéologie de droite, voire d’extrême droite. Les nazis, par exemple, avaient déclaré que les vaccins étaient une invention néfaste des Juifs. Aujourd’hui, le mouvement antivaccin s’est aussi étendu à une petite frange de la gauche, écologiste et ésotérique.

La préoccupation face aux vaccins contre le Covid-19 s’explique par le fait que ceux-ci ont été développés sans période d’observation longue. Tout indique cependant qu’ils sont efficaces, nettement plus que le vaccin antigrippe commun, et pas plus dangereux que les vaccins normaux – qui peuvent avoir un effet secondaire, mais beaucoup moins néfaste que le bénéfice qu’on retire de leur utilisation.

Les effets collatéraux observés sont très limités jusqu’à présent. Il est vrai que nous manquons de recul. Mais, contrairement à celle du vaccin, la dangerosité de la pandémie est une certitude. Ses effets terribles – plus de deux millions de morts, des pans entiers de l’activité sociale mondiale à l’arrêt depuis près d’un an – justifient, à mes yeux, le développement d’un vaccin dans un temps plus court que d’habitude.