De quoi le télétravail est-il le nom ?

de: Antoine Chollet, membre SSP Vaud

Le télétravail pose une série de questions centrales au mouvement syndical. Il rend notamment l’organisation et la lutte collective encore plus difficiles. Analyse et pistes pour un positionnement syndical.

photo Eric Roset

Les mois de pandémie, lors desquels un nombre important de salarié-e-s ont dû expérimenter le télétravail, ont fait office de test grandeur nature. Et les résultats, du moins certains d’entre eux, paraissent aujourd’hui assez clairs. L’autonomie et les facilités d’organisation qu’il promet aux salarié-e-s ne représentent qu’une facette du phénomène, et peut-être pas la plus importante. Après y avoir été opposé pendant très longtemps, le patronat a d’ailleurs flairé qu’il pourrait réaliser des économies substantielles avec le travail à distance. L’enjeu sera donc de le lui faire payer au prix qui nous semble juste.

Intensification du travail
Première leçon. Le télétravail est une manière d’intensifier le travail, et donc d’accroître sa charge globale, au détriment des salarié-e-s. L’efficacité qu’il permet fait disparaître les « temps morts », ce qui constitue le rêve de tout-e patron-ne. Or nous savons bien que, sur les lieux de travail, ces temps morts n’en sont précisément pas. Ils permettent de se reposer, mais aussi de se consacrer à des tâches moins urgentes – ou, surtout, qui ne relèvent pas des cahiers des charges proprement dits, mais sont indispensables pour faire fonctionner un collectif de travail: prolonger la pause de midi pour discuter avec ses collègues, critiquer la hiérarchie et ses décisions, réaménager son espace de travail, conseiller un-e collègue en difficulté, etc.

Non seulement le travail s’est intensifié, mais le télétravail a contraint de nombreuses personnes à cumuler deux ou trois tâches pendant les mêmes heures (école à la maison, soins aux proches et aux collègues, respect de son cahier des charges), un phénomène qui a particulièrement concerné les femmes pendant la pandémie.

D’un point de vue syndical, le télétravail devrait donc s’accompagner soit d’une réduction significative de la durée du travail (une heure en télétravail vaudrait alors 90 ou 120 minutes de travail sur site, par exemple), soit d’une augmentation tout aussi substantielle du salaire (comme c’est le cas, pour des raisons différentes, pour le travail de nuit ou le dimanche, par exemple).

Atomisation du collectif
Deuxième leçon. Chacun-e chez soi, aucun mouvement collectif n’est possible en période de télétravail généralisé, comme nous avons pu le remarquer lors de la pandémie (à l’exception des rares collectifs qui étaient auparavant déjà très organisés et où les salarié-e-s se connaissaient bien et militaient ensemble). Le problème est aggravé lorsqu’on pense aux nouveaux et nouvelles salariées, qui manquent complètement ces moments de socialisation indispensables pour se familiariser avec un nouveau poste, lors desquels on prodigue les petits conseils qui ne seront jamais transmis par la hiérarchie, où l’on présente les militant-e-s du syndicat vers qui se tourner en cas de problème, on met au courant des luttes passées, présentes ou à venir…

Les heures de travail sont individualisées, mais aussi les problèmes rencontrés avec les collègues et la hiérarchie, les conditions de travail, les enjeux liés au transport ou à la garde des enfants, alors que toutes ces questions sont et doivent rester collectives. Pour parer à ce danger, le télétravail devrait être contrebalancé par des assemblées générales régulières, réunissant l’ensemble des salarié-e-s d’un service ou d’un établissement.

Employeurs déresponsabilisés
Troisième leçon. Le « droit au télétravail » soudain chanté par le patronat s’accompagne d’une régression importante en matière de droit du travail. L’obligation de fournir de bonnes conditions d’exercice des tâches demandées par les cahiers des charges disparaît – qu’il s’agisse de la lumière, de la place disponible, des services mis à disposition par l’employeur, de matériel ergonomique, etc. Tous ces services devraient donc être offerts pour le télétravail (chaise de bureau, ordinateur, imprimante, connexion internet, ligne téléphonique, etc.), de même qu’une participation au loyer payé par les salarié-e-s pour leur appartement.

Le télétravail correspond en réalité à une forme d’ubérisation généralisée, où le salaire est censé couvrir tous les frais. Or ce n’est évidemment pas le cas, comme le montrerait la comparaison de la facture d’un-e indépendant-e avec le cahier des charges d’un-e salarié-e du service public. Il est évident qu’une heure de travail payée par un mandat coûte nettement plus qu’une heure de travail assurée dans le cadre d’un contrat de travail, pour de nombreuses raisons. Ici aussi, une telle déresponsabilisation, qui n’est pas souhaitable, aurait un coût important.

Le télétravail contre les syndicats
Quatrième leçon. N’importe quel responsable syndical en a fait la cruelle expérience lors de la pandémie: alors que le travail syndical est déjà extrêmement difficile en temps normal, le télétravail le rend tout bonnement impossible – ou presque. Les problèmes ne peuvent être collectivisés, le recrutement de nouveaux et nouvelles membres ne peut se faire, les discussions informelles, si importantes pour la constitution d’un collectif syndical combatif, n’ont plus lieu. Même dans les secteurs les mieux organisés, le travail de construction syndicale a été fortement entravé.

Ce problème, qui n’est jamais rappelé hors des syndicats évidemment, doit nous orienter dans les positions que nous devrons discuter et prendre au sujet du télétravail, au cours des prochaines années.

« L’aspiration au télétravail dit donc en creux la dégradation des conditions de travail en présentiel (Sophie Binet) » (1)


(1) À l’épreuve du télétravail. Revue Mouvements, n° 106, 2021.