Sécuriser d’abord les profits

de: Guy Zurkinden, rédacteur «Services Publics»

Pour les organisations patronales, l’économie doit continuer à tourner – quel qu’en soit le coût humain.

Lundi 23 mars, Hans-Ulrich Bigler, le directeur de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), l’une des principales faîtières patronales de Suisse, lançait la bataille contre un danger à ses yeux plus inquiétant que le Covid-19. «Le syndicat Unia met en danger la sécurité du pays», s’insurgeait l’ex-conseiller national libéral-radical [1].

Le problème de M. Bigler ? Le syndicat Unia s’était positionné en faveur d’une cessation de l’ensemble des activités économiques non essentielles. Vania Alleva, présidente d’Unia, expliquait sa position ainsi: «Les mesures de protection contre le Corona doivent s’appliquer d’urgence. Or elles sont appliquées de manière insatisfaisante. La plupart des cantons ne les contrôlent même pas. Chaque jour passé à attendre, la situation devient pire. Il n’y a donc qu’une solution: nous devons étendre le shutdown tessinois à toute la Suisse (…) Un banquier peut respecter les règles d’hygiène préconisées par le Conseil fédéral et faire son job en mode télétravail. Les salarié-e-s de l’industrie, des commerces, de la construction et de nombreux secteurs des services ne le peuvent pas. Est-ce qu’ils n’ont pas aussi le droit à la protection?» [2]

Compétitivité à tout prix

Le patronat helvétique voit les choses d’un autre œil. Selon M. Bigler, « l’économie tourne encore à 80%. Cela doit rester ainsi ». Motif? « En cas de complet shutdown, on risque des pertes de compétitivité massives».

Même son de cloche du côté d’economiesuisse, la plus puissante organisation patronale du pays. Depuis Klosters, où il télétravaille dans des conditions de sécurité qu’on imagine tout à fait favorables, son économiste en chef Rudolf Minsch écrivait les lignes suivantes: «Les entreprises doivent pouvoir continuer à produire, la construction doit se poursuivre et la logistique doit être maintenue» [3].

Economiesuisse commande…

Trois jours plus tard, le directeur d’economiesuisse en rajoutait une couche. Heinz Karrer affirmait qu’«un shutdown généralisé occasionnerait des dommages catastrophiques à long terme tant pour l’économie que pour l’ensemble de la société» [4]. «Nous devons réussir à maîtriser cette pandémie sans restrictions supplémentaires de la vie publique», insistait M. Karrer. Avant de lancer un message au Conseil fédéral: «Il faut éviter que les cantons prennent des voies solitaires et que différents régimes régionaux s’appliquent». Traduction: le patronat exige que le Conseil fédéral referme le précédent ouvert par la décision du Conseil d’Etat tessinois de mettre le holà aux activités économiques non essentielles sur son territoire.

…le Conseil fédéral obéit

Quatre jours plus tard, le Conseil fédéral obtempère en grande partie à l’injonction de M. Karrer. Il décide que l’arrêt total des activités dans d’autres cantons que le Tessin ne pourra intervenir que «si, de manière cumulative, le système de santé d’un canton arrive à saturation et qu’une branche économique ne peut pas respecter les mesures de prévention de l’OFSP». Traduisez: trop tard. Pour bétonner le dispositif, l’exécutif ajoute qu’une telle décision devra recevoir l’accord des partenaires sociaux – donc aussi celui des patrons.

On est loin de ce que préconisent les syndicats – mais aussi les professionnel-le-s de la santé qui ont appelé le Conseil fédéral, dans une lettre ouverte, à «aller plus loin dans les mesures déjà entreprises afin d’éviter la progression exponentielle de la courbe d’infection, telle qu’elle se développe en Italie, et d’ordonner au plus vite un confinement strict de la population» [5].

Business as usual

Las. L’objectif principal des patrons helvétiques, ceux qui dirigent vraiment notre pays, est ailleurs: sécuriser les profits. Les paroles de Nannette Hechler-Fayd’herbe, qui dirige la gestion de fortune internationale chez Credit Suisse, ont donc dû leur aller droit au cœur: «Les investisseurs qui ont la chance d’avoir du cash peuvent saisir des opportunités très attractives, liées notamment aux technologies, dans les secteurs de la santé, les télécoms, la formation. Ces évolutions sociétales seront très lucratives pour certaines entreprises».

1. Handelszeitung.ch, 23 mars 2020.

2. Blick, 23 mars 2020.

3. NZZ, 20 mars 2020.

4. www.economiesuisse.ch/fr/articles/affronter-la-crise-ensemble

5. Le Temps, 25 mars 2020.