Où sont les inspecteurs ?

de: Guy Zurkinden, rédacteur

Une étude met le doigt sur le sous-effectif structurel des inspections cantonales du travail. En pleine pandémie, la santé des salarié-e-s est ainsi laissée au bon-vouloir des patrons.

La santé des salarié-e-s n’est pas contrôlée sérieusement en Suisse.

Les inspections cantonales chargées de vérifier l’application de la Loi sur le travail sont en effet largement sous-dotées. Pour que la Suisse réponde aux critères minimaux fixés par l’Organisation internationale du travail, les cantons devraient engager 200 inspecteurs-trices supplémentaires, employé-e-s à 100%. Cela représente plus du double de l’effectif actuel. Voilà le constat dressé par une récente étude, menée par Lukas Schaub, avocat et professeur en droit à l’Université de Bâle et Luca Cirigliano, docteur en droit et secrétaire central à l’Union syndicale suisse (1).

Contre l’OIT et la LTr
Selon les deux auteurs, cette situation constitue une entorse à la Loi sur le travail ainsi qu’à la Convention numéro 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur l’inspection du travail, ratifiée par la Suisse.

Dans notre pays, c’est en effet la Loi sur le travail (LTr) qui est chargée de protéger la santé des salarié-e-s. Dans ce but, elle stipule à son article 6 que « l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures dont l’expérience a démontré la nécessité, que l’état de la technique permet d’appliquer et qui sont adaptées aux conditions d’exploitation de l’entreprise. Il doit en outre prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger l’intégrité personnelle des travailleurs ».

Le rôle des cantons
L’application de cet objectif relève d’une responsabilité partagée entre la Confédération et les cantons. La première est chargée « d’exercer la haute surveillance sur l’exécution de la loi et des ordonnances », tandis que les seconds doivent effectuer les contrôles sur le terrain – hormis pour les entreprises aux mains de la Confédération. Cette tâche implique un personnel formé à cet effet, en nombre suffisant et disposant de l’indépendance requise. L’OIT estime que les pays industrialisés comme la Suisse devraient disposer d’au minimum un-e inspecteur-trice (à taux plein) pour 10 000 salarié-e-s, dans le but de garantir un « environnement sûr au travail ».

25 cantons recalés
On est loin du compte. En 2018, les inspectorats cantonaux du travail employaient 221 personnes, et pas toutes à plein temps. Cela équivaut à un-e contrôleur-euse pour 22 909 salarié-e-s, soit moins de la moitié de l’effectif minimal préconisé par l’OIT. Encore plus préoccupant, tous les cantons sauf un – Neuchâtel – disposent d’un nombre insuffisant d’inspecteurs-trices. Parmi les très mauvais élèves, on notera notamment la Thurgovie (1 inspecteur-trice à 100% pour 57 961 salarié-e-s (!), Schaffhouse (1 pour 44 300) et l’Argovie (1 pour 35 728 salarié-e-s).

Le SECO traîne les pieds
Selon l’ordonnance 1 sur la LTr, il incombe aux cantons de vérifier le nombre et le degré de formation des inspecteurs-trices. Le texte précise cependant que le Secrétariat d’Etat à l’économie (le Seco, dépendant du Département fédéral de l’économie) doit édicter des directives déterminant les effectifs par canton – en fonction du nombre d’entreprises, du volume et de la complexité des tâches. Or le Seco n’a toujours pas concrétisé cette exigence. L’ordonnance date du 10 mai 2000. Cela fait donc plus de vingt ans que le Seco traîne des pieds. À Berne, la santé des salarié-e-s n’est pas vraiment au sommet de l’agenda.

Autre problème souligné par Lukas Staub et Luca Cirigliano: l’inspection du travail souffre d’un sous-financement structurel. Contrairement aux contrôleurs de la Suva, chargés de la prévention en matière d’accidents et de maladies professionnelles selon la Loi sur l’assurance accidents (LAA) et financés par les employeurs via une prime, le coût des contrôleurs-euses du travail est à la charge des cantons. Bilan des courses: la mise en œuvre de la LTr dispose de 21 à 26 millions annuels, contre 120 millions pour celle de la LAA. Et les politiques d’austérité en cours ne pointent pas vers une amélioration de la situation.

A poil face à la pandémie
Le constat est clair. En pleine pandémie et alors que, selon la dernière enquête consacrée au travail et à la santé par l’OFS, « le stress et les risques psychosociaux ont augmenté dans le monde professionnel en 2017 », il n’est aujourd’hui pas possible de contrôler sérieusement la protection des salarié-e-s sur les lieux de travail. Ni de savoir si les « plans de protection Covid » vantés par les faîtières patronales sont réellement appliqués sur le terrain.

Que fait le conseil fédéral ?

Des élu-e-s interpellent l’exécutif
Les données sur les sources d’infection au Covid-19 restent extrêmement lacunaires. Interrogée par la NZZ, l’Office fédéral de la santé publique lui a livré ses dernières informations sur le sujet, basées sur 67 152 cas recensés depuis le mois de juillet (2).

Dans 50% des situations déclarées, l’origine de la contraction du coronavirus est inconnue; l’environnement familial reste la première source d’infection, mais « la question de savoir comment le virus arrive dans la famille, reçoit toujours une réponse insuffisante ». Le flou a encore empiré au cours des dernières semaines, car les équipes de traçage ont été débordées dans un nombre important de cantons.

Le lieu de travail reste cependant sur le podium de tête des lieux d’infection, avant les bars et les restaurants. Un état de fait qui a de quoi préoccuper, au regard de l’impossibilité pratique de contrôler les mesures de protection au sein des entreprises – et de l’absence d’intérêt des autorités pour la question.

Début décembre, le conseiller national Pierre-Yves Maillard, aussi président de l’USS, a déposé une interpellation sur le sujet.

Le texte, cosigné par les conseillers-ères nationaux-ales (PS) Christian Dandrès, Baptiste Hurni, Ada Marra, Mathias Reynard et Flavia Wasserfallen, demande au Conseil fédéral de prendre position sur le thème des effectifs insuffisants des inspections cantonales du travail.

Selon les signataires, cette situation « ne permet pas à l'Etat fédéral et aux cantons d'assurer leur devoir de protection de la santé des travailleurs, particulièrement de celles et ceux qui présentent des risques liés à cette pandémie ».

Les élu-e-s interrogent aussi le rôle – ou plutôt l’absence de rôle – du Seco, et terminent sur une question cruciale: « L’inspection du travail faisant partie des ressources stratégiques en cas de pandémie, le Conseil fédéral entend-il prendre des mesures pour conduire à son renforcement rapide ? »

Rappelons qu’aujourd’hui, des dizaines de milliers de salarié-e-s à risque sont obligé-e-s de pointer quotidiennement au travail, le gouvernement refusant toujours de réactiver le droit de retrait qu’il avait instauré au printemps.

Plus de contrôles sur les lieux de travail !
Le Conseil fédéral a à nouveau renoncé à renforcer des règles plus strictes pour la protection de la santé au travail. Pourtant, dans les entreprises aussi, il faut des règles claires qui soient réellement mises en œuvre. Pour cela, elles doivent être contrôlées. De plus, des mesures de soutien doivent être prévues quand la protection de la santé entraîne une perte de revenu, comme par exemple pour les personnes vulnérables.

Assurer une protection suffisante de la santé sur les lieux de travail est un devoir légal des employeurs, qui se renforce encore en période de pandémie. Les nombreux problèmes relevés sur le terrain appellent l’introduction d’une obligation de se doter d’un plan de protection dans toutes les branches et toutes les entreprises. Le Seco doit également proposer des listes de mesures et des outils pour la protection de la santé. Ne miser que sur la supposée responsabilité des employeurs ne suffit de toute évidence pas. La passivité du Conseil fédéral est donc incompréhensible.

La mise en œuvre des dispositifs existants de protection de la santé au travail reste aussi insuffisante. Les activités de conseil et de contrôles doivent être massivement renforcées. La Confédération doit faire usage de sa faculté de prescrire aux organismes d’exécution le nombre d’inspections à conduire et veiller à ce que ces organismes utilisent au maximum les moyens financiers qui leur sont mis à disposition. D’autres structures comme les commissions paritaires peuvent aussi être chargées des contrôles. Les constats de négligence ou de non-respect volontaire des règles en vigueur doivent être suivis de sanctions réellement dissuasives.

Pour les travailleuses et travailleurs particulièrement vulnérables, le télétravail ou l’indemnisation par les allocations perte de gain doivent se généraliser lorsqu’il est impossible d’assurer la protection de leur santé. La loi Covid prévoit la possibilité de telles mesures – il est temps de les prendre.


(1) L’étude en question est parue en allemand dans la revue Arbeitsrecht (Droit du travail) numéro 3, 2020.
(2) NZZ, 11 décembre 2020.