Elles, en première ligne

de: Michela Bovolenta, secrétaire centrale SSP

Dans le combat contre le coronavirus, les salariées sont au premier rang. Mais les louanges médiatiques cachent une exploitation éhontée de la main-d’œuvre féminine. Nous nous battrons ensemble.

photo Eric Roset

Le 8 mars dernier fut une belle journée. Il y avait du soleil et du monde dans les rues. À cause du coronavirus, nous avions dû renoncer aux grandes manifestations, mais étions quand même des centaines. Ce dimanche de lutte féministe avait pour but principal de rendre visible le travail domestique, éducatif et de soins. Un travail accompli majoritairement par les femmes, qui ne s’arrête jamais, 24 heures sur 24, 365 jours sur 365, gratuit lorsqu’il est effectué dans nos foyers, peu valorisé lorsqu’il est un métier.

Impossible de s’arrêter
Quelques jours plus tard, alors que le monde se met à tourner au ralenti à cause de ce virus meurtrier, on semble découvrir que « les femmes sont en première ligne contre la pandémie (1)». En Suisse elles occupent les trois quarts des 708 000 emplois les plus exposés au virus, dont la société ne peut pas se passer. Ainsi, 75% des vendeurs sont des vendeuses; 86% des infirmiers sont des infirmières; 94% du personnel des soins à domicile sont des femmes. Pour elles, impossible de s’arrêter. Elles continuent de nous soigner, elles assurent des services indispensables. Et, une fois rentrées à la maison, elles s’occupent de leurs proches.

Le coronavirus serait-il plus efficace que la grève féministe ? Lui qui a su faire des infirmières et vendeuses des héroïnes qui font la première page des journaux, qu’on applaudit chaque soir sur nos balcons ? Ne nous y trompons pas. Si l’élan de la population exprime une vraie solidarité avec celles et ceux qui nous soignent et assurent nos besoins vitaux, il en va autrement des dirigeant-e-s politiques et des entreprises.

La rhétorique d’Etat qui glorifie les héros appelés à se sacrifier pour la nation n’est pas nouvelle. La classe dominante l’a souvent mise en œuvre pour préserver ses propres intérêts – tout en les présentant comme ceux de tout-un-chacun.

Héroïsme cache-misère
L’héroïsme et le sens du dévouement de l’infirmière au visage couvert par un masque chirurgical – qui ne protège pas assez le personnel confronté à des patient-e-s atteint-e-s par le virus – sert d’abord à cacher la misère d’un système de santé exsangue. Soumis à des politiques d’austérité drastiques, ce dernier n’arrive plus à faire face à une crise pandémique pourtant annoncée depuis longtemps. « L’épidémie a fait ressortir toutes les impostures de la doctrine libérale. Un système sanitaire comme celui de l’Italie, qui jusqu’il y a dix ans était l’un des meilleurs du monde a été sacrifié sur l’autel du pacte de stabilité (…) avec pour brillant résultat la disparition de plus de 70 000 lits d’hôpital – ce qui veut dire, s’agissant de la thérapie intensive, qu’on est passé de 922 lits pour 100 000 habitants en 1980 à 275 en 2015» (2).

La situation n’est pas très différente en Suisse, où le nombre de lits en soins intensifs est passé de 560 en 2000 à 350 pour 100 000 habitants en 2020 (3). Déjà avant le coronavirus, notre syndicat tirait la sonnette d’alarme et dénonçait le manque chronique d’effectifs, la marchandisation de la santé et l’épuisement d’un personnel exploité et peu valorisé.

Parmi les figures glorifiées par la presse, on trouve aussi la caissière qui, stoïque derrière sa vitre en plexiglas, continue de scanner des produits de première nécessité pendant des journées entières – alors que la protection la plus efficace serait de limiter son exposition à quelques heures par jour, tout en lui assurant un revenu complet. La Migros paye des pages de publicité pour la remercier, alors qu’elle a toujours refusé de lui verser plus qu’un salaire de misère. De leur côté, les autorités allongent la durée d’ouverture des magasins. Et le Conseil fédéral évite de prendre la seule décision qui freinerait pour de bon la pandémie – l’arrêt de toutes les activités non nécessaires.

On ne lâchera rien
Face à une classe politique et à un patronat qui ne prennent aucune véritable mesure pour protéger les personnes les plus exposées, en majorité des femmes, et qui vont exiger de nouveaux sacrifices en cas de crise économique, le SSP ne lâchera rien.

Dans l’immédiat, nous exigeons le rétablissement de la Loi sur le travail, le retrait de toutes les personnes à risque, de même que l’arrêt des activités non essentielles.

À plus long terme, nous reviendrons sur la nécessité de reconnaître tout le travail de soins, que ce soit dans la sphère privée ou professionnelle, tant au niveau des salaires que des assurances sociales et des services publics.

Malade du cancer et renvoyé au boulot

Le Conseil fédéral ne protège plus les salarié-e-s vulnérables
Parmi les catégories de population les plus menacées par le coronavirus, l’Office fédéral de la santé publique liste sur son site internet: les personnes âgées, celles souffrant d’hypertension artérielle, de diabète, de cancer, de maladies cardio-vasculaires, de faiblesse immunitaire et de maladies respiratoires chroniques.

L’OFSP recommande donc à ces personnes de rester chez elles, d’éviter les contacts directs avec les personnes n’habitant pas chez elles, de demander à des connaissances de faire leurs courses et les déposer devant la porte.

Ces mesures semblent raisonnables. Mais, selon une décision du Conseil fédéral, elles ne doivent pas être appliquées aux salarié-e-s.

Le 16 mars, l’exécutif avait pourtant décidé que les salarié-e-s vulnérables devaient rester à la maison. Mais il a fait volte-face quelques jours plus tard, supprimant cette protection élémentaire. Concrètement, les personnes vulnérables devront aller travailler si le home-office n’est pas possible et si l’entreprise prend certaines mesures de protection – mal définies dans l’ordonnance et donc difficiles à contrôler.

Le Conseil fédéral a pris cette décision à la suite des pressions exercées par les employeurs, et notamment les hôpitaux.

Voilà qui illustre un mépris sans bornes pour ces travailleuses et travailleurs, qui seront contraint-e-s d’aller bosser la peur au ventre.

Cette mesure irresponsable risque de mettre la vie des salarié-e-s concerné-e-s en danger, mais aussi de contribuer à la propagation du virus: les travailleuses et travailleurs fragiles ont en effet davantage de probabilité de contracter la maladie, qui plus est dans une forme grave, ce qui surchargera un système de santé déjà à la limite.

Une violence inouïe
La mise en lumière du sacrifice des femmes en première ligne contre le coronavirus laisse dans l’ombre les décisions politiques catastrophiques prises par le Conseil fédéral. Ainsi, alors que le personnel hospitalier subit une pression maximale, le gouvernement a décidé de suspendre la Loi sur le travail (LTr) qui règle les horaires de travail et de repos du personnel, puis de renvoyer au boulot les personnes vulnérables. Ces mesures sont d’une violence inouïe pour le personnel concerné, car c’est maintenant que la protection minimale garantie par la LTr est la plus nécessaire.

Limiter les temps de travail, garantir des plages de repos est indispensable pour protéger la santé et éviter l’épuisement des équipes, alors que la pandémie risque de durer. Il faut aussi prendre en considération le fait que de nombreuses salariées sont des mères, qui doivent assurer les soins et l’éducation habituels à leurs enfants – qui se doublent d’un suivi scolaire intense à l’heure où les écoles sont fermées.

L’expérience chinoise devrait pourtant éclairer nos autorités: « À Shanghai, plus de 90% des infirmières et 50% des médecins qui luttent contre l’épidémie sont des femmes. Trop souvent, cependant, leur travail a été sous-estimé et peu a été fait pour assurer leur sécurité. Des milliers de professionnels de la santé ont été infectés par le Covid-19 au cours des deux derniers mois, d’abord parce que les autorités hospitalières n’ont pas pris les précautions adéquates, puis en raison de la surcharge de travail et de l’épuisement (4)».

Ce scénario risque de se répéter en Suisse, alors que les médias mettent surtout en avant le fait que les hommes sont davantage frappés par le virus que les femmes, sans prendre en compte les statistiques par âge.


(1) 24 heures, 25 mars 2020
(2) Marco Bersani, ATTAC-Italie, 23 mars 2020
(3) La Liberté, 28 mars 2020
(4) Labour China Bulletin, 5 mars 2020. .2020, publié sur le site www.alencontre.org