Covid-19: qui va payer la note ?

de: Agostino Soldini, secrétaire central SSP

Le Conseil fédéral aligne les milliards pour soutenir les entreprises. Pour éviter que les salarié-e-s paient la crise, il est encore temps de taxer les dividendes et les grandes fortunes.

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Partout, les Etats alignent les sommes à multiples zéros pour soutenir banques et entreprises face aux conséquences économiques de la pandémie de Covid-19. En Suisse, le Conseil fédéral a mis sur la table, pour l’instant, quelque 60 milliards de francs.

Qui va payer? Pour l’essentiel, lesdites «assurances sociales» (l’assurance chômage, en premier lieu) et les collectivités publiques. En clair, les cotisant-e-s-salarié-e-s et les contribuables-salarié-e-s!

Privatiser les profits, socialiser les pertes

La logique à l’œuvre est toujours la même: la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Si l’impact économique du Covid-19 est évident, il faut en effet rappeler qu’au cours des dernières années les bénéfices des entreprises, y compris beaucoup de PME, ont été très importants. Les actionnaires empochent, chaque année, davantage de dividendes: l’année dernière, les entreprises suisses ont versé, au titre de l’exercice 2018, 47 milliards de francs à leurs actionnaires, soit deux fois plus qu’il y a 10 ans et vingt fois plus qu’il y a 20 ans. Deuxièmement, grands patrons et actionnaires ont bénéficié d’un cadeau fiscal après l’autre – des milliards de francs, pas des cacahuètes! –, le dernier en date (la RFFA) est d’ailleurs entré en vigueur cette année. Ce n’est pas pour rien que, d’après le classement du magazine Bilan, les 300 plus riches de Suisse détiennent une fortune supérieure à 700 milliards de francs.

Une mesure, élémentaire, aurait ainsi dû être appliquée: que les entreprises concernées renoncent, ce printemps, à la distribution des dividendes (et au rachat d’actions!), comme l’ont fait quelques grandes banques européennes, à l’image de la Commerzbank, pourtant peu suspectes de gauchisme…

Chômage en hausse, salaires en baisse

Il n’en a rien été. Les assureurs, pour ne prendre qu’un exemple, ont maintenu leurs dividendes et même rehaussé ceux-ci, à l’image de Swiss Re. D’autres entreprises se sont contentées de réduire quelque peu, par rapport à ce qu’elles envisageaient antérieurement, le montant du dividende par action, Swatch entre autres, ou d’en échelonner le versement, comme UBS et Credit Suisse. Bref, en pleine pandémie, alors qu’on nous dit que «tout le monde doit se serrer la ceinture», les gros actionnaires vont empocher des milliards.

Du côté des salarié-e-s, le tableau est évidemment tout autre. Des employeurs continuent de licencier. Résultat des courses: en un mois, entre fin février et fin mars, 18 000 chômeurs-euses supplémentaires! Les salarié-e-s qui se retrouvent au chômage partiel – 1,7 million de demandes à ce jour! – doivent faire face à une baisse significative de leur revenu. Le chômage partiel ne couvre en effet que 80% de la perte résultant de la diminution des heures travaillées. Du moment où les salarié-e-s doivent continuer à payer l’intégralité de la part des cotisations sociales (AVS, assurance-chômage, etc.) directement à leur charge, la coupe salariale réelle est d’ailleurs de l’ordre d’un quart environ. Cela est profondément inacceptable: qu’est-ce qui justifie que les salarié-e-s, nullement responsables de la pandémie de Covid-19, en paient le prix? Même l’ancien numéro 2 de la Banque nationale suisse (BNS), Jean-Pierre Danthine, s’en offusque: «Il n’y a ici aucune raison logique pour que la compensation financière fournie par le chômage temporaire soit inférieure au 100% du salaire du travailleur à l’arrêt»! (1)

Les actionnaires à la caisse!

Quoi qu’il en soit, il est encore temps de faire passer à la caisse grands patrons et actionnaires, ce qui serait la moindre des choses. Les dividendes versés cette année doivent être intégralement taxés, y compris ceux provenant des réserves issues d’apports de capital, sur la base d’un taux à 100%. Et pourquoi pas introduire, parallèlement, un impôt fédéral sur la fortune des millionnaires?

Voilà de quoi alimenter massivement un fonds public «pour la protection de la vie humaine, pour la santé publique et pour le maintien des emplois et des salaires». Pour financer la production en nombre du matériel de protection, les masques en particulier, et des tests de dépistage, et leur mise à disposition généralisée et gratuite. Pour garantir le maintien intégral du salaire de toutes et tous les travailleurs-euses. Pour renforcer les moyens à disposition de la santé publique et verser une «prime de risque» conséquente aux salarié-e-s qui sont au front, en premier lieu le personnel hospitalier.

Il n’y a quand même pas de raison d’arroser toutes les entreprises, y compris celles qui continuent de licencier et/ou de verser des dividendes à leurs actionnaires, en invitant les travailleurs et travailleuses à payer l’intégralité de la facture!

Et demain, les déficits?

«Pour financer les mesures d’urgence adoptées en lien avec la crise du coronavirus, la Confédération doit s’endetter davantage.» D’ordinaire partisane acharnée du serrage de ceinture financier, economiesuisse est prête à rompre tous les tabous pour aider les entreprises.

La faîtière patronale ne perd cependant pas le Nord. «La règle complémentaire au frein à l’endettement prévoit toutefois que les ‘dettes extraordinaires’ aussi soient amorties avec le temps», ajoute-t-elle. «Cette obligation d’amortir une dette est juste et importante.» Traduction: les dettes contractées aujourd’hui pour sauver l’économie privée devront être compensées demain par des coupes budgétaires.

Cette pression à l’austérité pourrait être renforcée par d’importantes pertes de recettes fiscales à venir, notamment en provenance de l’impôt sur les bénéfices. La commission de l’économie du Conseil des Etats a déjà fait part de ses craintes pour le budget fédéral. Selon Ernst Stocker, président des directeurs des Finances cantonaux, les cantons se retrouveront aussi «face à de très grands défis en matière de politique financière».

Même son de cloche dans les communes. À Bienne, la responsable des Finances Silvia Steidle prévoit une baisse de 10% des rentrées fiscales. Michael Aebersold, le trésorier de la Ville de Berne, estime pour sa part que le manque à gagner pourrait être situé entre 10% et 30% (2).

Pour éviter l’austérité, il faudra chercher l’argent là où il est – dans les poches des nanti-e-s.


(1) Le Temps, 24 mars 2020
(2) NZZ, 11 avril 2020