Au paradis des héritiers

de: Guy Zurkinden, rédacteur

En 2020, les héritages et donations perçus en Suisse atteindront un record. En revanche, la taxation de ces montants est au plus bas. Les prestations publiques en font les frais.

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61 milliards de francs. En 2011, la somme totale des héritages et donations versés en Suisse a été la plus importante des 100 dernières années. Et la tendance reste à la hausse. Selon les calculs de Marius Brülhart, professeur à la faculté des hautes études commerciales de l’Université de Lausanne, leur montant atteindra près de 95 milliards de francs en 2020 (1). La taxation de ce pactole présente une courbe inversement proportionnelle à sa croissance.

Progression soutenue
Au cours des 50 dernières années, la somme des héritages a connu une progression quasiment continue. Elle a carrément doublé ces quinze dernières années. Représentant les 5% du revenu national en 1975, elle a sauté à 13% en 2011. Dans son étude, Marius Brülhart explique cette croissance par trois phénomènes principaux: une augmentation constante de la fortune privée par rapport au revenu depuis la fin du « boom » de l’après-guerre; une progression de la richesse au moment du décès, liée à l’augmentation de l’espérance de vie et au système de prévoyance vieillesse; enfin, l’accroissement du volume des donations.

Moitié de la fortune totale
En Suisse, l’héritage joue un rôle prépondérant dans le patrimoine amassé par les particuliers. Durant la première moitié du 20e siècle, il représentait les 60% de la fortune totale, avant de tomber à 44% dans les années 1970 et 1980, puis de remonter à 50% en 2010 – une proportion comparable à celle des autres pays européens pour lesquels des données existent. La plus grande partie de ce pactole est touchée sur le tard: seuls 95% des héritages (71,5% des donations) sont versés à des bénéficiaires âgé-e-s de moins de 40 ans; et près de 60% sont transmis à des personnes de plus de 60 ans. Selon une étude basée sur les données fiscales du canton de Berne, la majorité des héritages et donations sont versés à des personnes déjà fortunées: le 1% des héritages les plus conséquents représente en effet les 30% de l’ensemble des sommes touchées. « Le principe de Mathieu s’applique: à celui qui a, il sera donné », commente Ben Jann, professeur de sociologie à l’université de Berne (2).

Héritages exonérés...
Au cours des quarante dernières années, la croissance des héritages a été supérieure à celle de l’économie suisse. En revanche, leur taxation a pris un chemin inverse. En 1990, le taux moyen d’imposition des successions était de 4,1%; en 2005, il se situait à 2%; aujourd’hui, il n’est plus que de… 1,4%. L’impôt cantonal sur les successions – il n’y a pas d’impôt fédéral en la matière – a donc diminué d’environ deux tiers en trois décennies. L’explication est politique: les cantons ont progressivement réduit leurs impôts sur les successions et les donations, les abolissant même souvent pour les descendants directs. C’est le canton de Thurgovie qui a ouvert la voie en 1989 (3).

… Au détriment des prestations
Concrètement, alors que le volume des héritages est estimé à 95 milliards de francs pour 2020, les impôts sur la succession ne s’élèvent aujourd’hui qu’à 1,34 milliard. « Un flux économique considérable reste presque exonéré d’impôts, alors qu’il pourrait servir à financer de futures demandes de prestations publiques, par exemple dans le secteur des soins », souligne l’étude de M. Brülhart.

Augmentation des inégalités
La combinaison entre accroissement des sommes héritées et baisse de leur taxation s’inscrit dans un contexte marqué par l’augmentation importante des inégalités en Suisse. « Le 1% des contribuables les plus riches de Suisse détient à nouveau plus de 40% de la fortune privée totale, après une baisse dans la seconde moitié du 20e siècle, écrit M. Brülhart. Il s’agit d’un record mondial ». Cette tendance à la concentration des richesses est confirmée par les données les plus récentes de l’Administration fiscale fédérale (4).

Dans ce contexte, l’économiste appelle à reconsidérer la possibilité de mieux exploiter fiscalement les immenses montants représentés par les héritages et les donations.

La concurrence fiscale, argument bidon

La baisse de l’imposition des héritages n’est pas une conséquence inéluctable du fédéralisme fiscal
En plus de s’intéresser à l’évolution des héritages, l’étude de Marius Brülhart s’est penchée sur les arguments utilisés pour justifier leur taxation toujours plus légère.

Le professeur d’économie a analysé les bulletins de vote officiels relatifs à 15 projets de loi cantonaux visant à réduire les impôts sur les successions. Il a ainsi constaté que l’argument principal utilisé par les partisans de ces baisses est celui de la concurrence fiscale que se mènent les cantons. Ce raisonnement peut être résumé ainsi: si l’imposition des héritages et donations n’est pas abaissée dans un canton, les riches contribuables s’exileront dans une région où la charge fiscale est plus faible, entraînant ainsi des pertes importantes pour la collectivité délaissée.

Cet argument, si souvent entendu, est-il valide ? L’économiste a décidé de le vérifier. Pour cela, il a mesuré économétriquement les réactions des contribuables aux baisses d’impôts sur les successions.

Si l’exercice n’est pas simple, la conclusion est claire: « Selon l’état actuel de nos connaissances, l’assiette fiscale de l’impôt sur les successions ne réagit guère aux modifications de cet impôt à l’échelle du canton ». Autrement dit: les baisses d’impôts sur les héritages ne semblent pas avoir d’incidence sur le choix de leur résidence par les contribuables fortunés.

La vague de réduction des impôts sur les successions dans les cantons n’a donc pas résulté d’une « nécessité inéluctable due à la concurrence fiscale », mais plutôt de la crainte d’une « concurrence fiscale présumée ». Avec une conséquence très concrète: « Une assiette fiscale gigantesque et en pleine croissance a ainsi été soustraite à cet impôt sous une fausse prémisse. »

Pour les collectivités publiques, il s’agit donc d’une opération globalement déficitaire.

2,5 milliards en plus ?

D’importantes ressources sont en jeu
Si la Confédération ne taxe pas les successions, la plupart des cantons, sauf Schwytz, ont un impôt sur les héritages. Cette taxe ne touche cependant pas les conjoints. Dans la grande majorité des cantons – mis à part Appenzell Rhodes-Intérieures, Neuchâtel et Vaud –, elle épargne aussi les descendants directs.

En juin 2015, une initiative populaire, lancée par le parti évangélique et soutenue par la gauche, a tenté d’introduire un impôt national sur les successions. Le texte de loi a été rejeté par 71% des votant-e-s.

Au long des dernières décennies, de nombreuses votations cantonales ont entériné des baisses importantes de l’imposition des successions.

Selon les recherches de M. Brülhart, ces diminutions n’ont pas été contrebalancées par une augmentation de l’imposition de la fortune. Au contraire. Cette dernière a légèrement diminué, passant de 10,1% en 2005 à 9% en 2020. En cause: les baisses de l’impôt sur la fortune appliquées dans de nombreux cantons. C’est donc à une diminution globale de l’imposition des patrimoines à laquelle on a assisté.

Selon les calculs de l’économiste, une taxation légèrement supérieure des héritages permettrait de récolter des ressources importantes pour les prestations publiques.

Appliqué aux 95 milliards de francs hérités en 2020, un taux d’imposition de 4% (c’est-à-dire un niveau similaire à celui du début des années 1990) permettrait de dégager 2,5 milliards de francs de recettes supplémentaires.

Les personnes âgées fortunées réagissant rarement aux modifications de l’impôt sur les successions, les cantons pourraient ajuster leurs impôts sur les successions sans craindre des départs en masse de contribuables lucratifs, souligne M. Brülhart.


(1) Marius Brülhart: Les héritages en Suisse: évolution depuis 1911 et importance pour les impôts. Social Change in Switzerland, N° 20. Décembre 2019.
(2) NZZ am Sonntag, 15 décembre 2019.
(3) Le Temps, 11 décembre 2019.
(4) Services Publics, N° 20, 13 décembre 2019.