«Le travail est un enjeu écologique central»

Professeur de géographie économique à l’Université de Salzbourg et auteur d’un livre sur la question [1], Christian Zeller estime que les urgences climatique et sanitaire imposent une rupture avec le mode de production capitaliste.

Photo Eric Roset

Votre livre sur la crise climatique est paru en pleine crise sanitaire…

Christian Zeller – Tant la pandémie que le réchauffement climatique montrent que le métabolisme de la société avec la nature est hors de contrôle.

La pénétration dans des écosystèmes éloignés et la réduction de la biodiversité favorisent le transfert de virus des animaux vers les humains. En parallèle, le réchauffement climatique menace de devenir incontrôlable. À ce rythme, dans quelques décennies, de grandes parties de la Terre pourraient ne plus être habitables.

Les gouvernements ne prennent pas de mesures appropriées et efficaces, que ce soit contre la pandémie ou contre le réchauffement climatique. Parce que de telles mesures entreraient en contradiction directe avec les efforts des grandes entreprises pour faire des profits et améliorer leur position concurrentielle.

Vous écrivez que la lutte contre le réchauffement exige une «révolution sociale». Pourquoi?

Pour limiter le réchauffement global à 1,5 degré – limite au-delà de laquelle les experts du GIEC décrivent un futur apocalyptique – il faut lancer, très rapidement, des programmes de conversion et réduction industrielles dans presque toute l’économie. Mais tant que nous resterons bloqués dans la dynamique du système capitaliste, de tels changements seront impossibles.

La raison est simple. Le système énergétique est basé largement sur les énergies fossiles – pétrole, gaz et charbon –, responsables de près de 80% des émissions de gaz à effet de serre. Pour les multinationales qui contrôlent ce secteur, les réserves de pétrole, de charbon, etc. représentent des capitaux qu’elles ne renonceront jamais à valoriser. Au mois d’octobre, la publication de documents d’Exxon Mobil a révélé que ses dirigeants planifient d’augmenter la production de pétrole au cours des prochaines années !

Les autres secteurs-clés contribuant fortement au réchauffement – automobile, armement, aviation, bâtiment, agriculture industrielle – se refusent aussi à réduire leur capacité de production pour diminuer leurs émissions de CO2. Dans le secteur automobile par exemple, le projet de promouvoir les voitures électriques – dont la production nécessite de grandes quantités de ressources naturelles – est d’ailleurs conçu comme une extension du marché des véhicules individuels – alors qu’il faudrait absolument le réduire !

Cette réalité souligne la contradiction insoluble entre les limites de la planète et la logique de l’accumulation sans fin propre au système capitaliste.

Ce constat renverse l’argument selon lequel il faudrait d’abord prendre des mesures limitées pour lutter contre le réchauffement, puis discuter d’un changement de société.

La réalité, c’est que pour sauver la planète, il faut changer le système. De toute urgence.

Concrètement, que faire?

Réduire drastiquement les émissions de CO2 implique de modifier profondément notre mode de production. Objectif: produire moins et différemment, transporter moins et répartir justement les ressources grâce à un profond processus démocratique. Une telle perspective, que j’appelle «écosocialiste», ne peut exister qu’à l’échelle globale.

Elle doit prendre en compte les responsabilités différenciées dans la catastrophe en cours. Dans le passé, les pays européens – dont la Suisse – ainsi que les Etats-Unis se sont rendus responsables de 80% à 90% des émissions de gaz à effet de serre. C’est donc eux de faire le gros des efforts – et pas en externalisant des sites de production polluants vers les pays du Sud, comme cela a été le cas au cours des dernières années.

Une réduction drastique des émissions ne risque-t-elle pas d’entraîner une explosion du chômage?

Aujourd’hui, des secteurs comme l’aviation et l’industrie automobile s’apprêtent à détruire des centaines de milliers d’emplois. Cela n’a rien à voir avec le climat et l’écologie. C’est une conséquence de la surproduction de voitures et de la concurrence entre grands groupes capitalistes – combinée avec les effets de la crise sanitaire.

On peut donc retourner l’argument: pour maintenir les emplois mis en danger par la logique capitaliste, il faut transformer profondément l’économie. La crise climatique est l’occasion de réaliser une telle transformation.

L’enjeu est de réduire certains secteurs très polluants – armement, automobile, aviation –, de lutter contre l’obsolescence programmée consubstantielle à la consommation massive de marchandises. Et, en parallèle, de développer d’autres secteurs indispensables à une meilleure vie en société.

Pouvez-vous donner un exemple concret?

Le secteur automobile doit être fortement revu à la baisse. Cela implique de développer en parallèle l’offre et la qualité des transports publics. Il serait donc indiqué de transformer les capacités de production des usines automobiles en capacités de production de transports en commun – bus, trams, trains – et de créer de nouvelles infrastructures de mobilité.

Pour éviter que ce soient les salariées et salariés de l’automobile qui paient l’addition, ceux-ci doivent bénéficier d’une garantie d’emploi et d’un processus de reconversion.

Tout cela est impossible si on laisse s’appliquer les règles de la production capitaliste, orientée vers la maximisation des profits. Il faut donc que le secteur automobile passe en mains publiques. Un tel processus sera aussi nécessaire pour les grands groupes de l’énergie, de l’aviation et de la finance. C’est aussi ce qui permettra d’éviter des vagues de licenciements

Quels seraient les secteurs à développer?

Dans les pays industrialisés comme la Suisse, il existe un fort besoin d’étendre ce que j’appelle «l’infrastructure sociale»: éducation, soins, care, transports publics, etc. Ces services ont un faible impact carbone, et ils sont importants pour que toutes et tous puissent vivre mieux. Leur accès devra être un droit garanti, indépendamment du revenu. Un tel développement ne peut donc être garanti que par une extension du service public.

Pour mettre fin à la domination des firmes de l’agronégoce, il faudra aussi favoriser chez nous une agriculture de proximité, respectueuse de l’environnement. Là aussi, des emplois devront être créés. Mais il sera impossible d’attirer des salarié-e-s dans ce secteur si les conditions de travail restent aussi mauvaises qu’aujourd’hui.

En parallèle, il faudra mener une discussion sur la réduction du temps de travail, pour que toutes et tous puissent travailler – et enfin utiliser les innovations technologiques pour libérer les êtres humains, plutôt qu’augmenter le stress qu’ils et elles subissent.

Comment financer tout cela?

Le système d’imposition doit être repensé. Ceux qui ont construit d’immenses fortunes ces trente dernières années – tout en bénéficiant de cadeaux fiscaux – doivent passer à la caisse.

Répartir le travail et la richesse, remettre des secteurs entiers sous contrôle public. De telles revendications se heurtent à de fortes résistances…

Pour procéder à une telle rupture, nous ne pouvons pas faire confiance aux gouvernements, ni aux multinationales.

La seule manière d’y arriver, c’est de changer le rapport de force social. Cela implique de créer des mouvements de masse dans les rues, sur les lieux de travail, dans les écoles. Des mouvements d’une force telle qu’ils pourront exercer un pouvoir de veto dans la société.

Tout cela sera ne sera possible que si de larges secteurs des salarié-e-s sont convaincus de cette perspective et se mobilisent dans ce sens. Une convergence entre mouvement climatique et organisations de salarié-e-s est donc indispensable.

Jusqu’à présent, les mobilisations climatiques touchent peu les lieux de travail. Comment y remédier?

Le point de départ d’une convergence entre lutte syndicale et climatique est le suivant: l’amélioration des conditions de travail est un enjeu écologique central.

Pourquoi? Développer un service public de qualité répondant aux besoins sociaux et préservant la nature implique un personnel formé, motivé et heureux au travail. Même chose pour le développement d’une agriculture soutenable.

Sur toutes ces questions, les syndicats pourraient jouer un rôle clé. De même que sur la question du développement de la protection sociale, de la lutte pour garantir les emplois, etc.

Le système de sécurité sociale est aussi un enjeu écologique. En Suisse, les caisses de pension investissent massivement dans l’énergie fossile, multinationales polluantes. Développer l’AVS et réduire le poids du 2e pilier doit devenir une revendication syndicale des organisations de salarié-e-s !

Pouvez-vous donner des exemples de convergence entre lutte syndicale et climatique?

En Allemagne, un fort mouvement de grève a touché le service public des bus au cours des dernières semaines.

Dans trente à quarante villes du pays, ce mouvement unit les salarié-e-s des transports publics et les jeunes pour le climat, qui discutent ensemble des modalités pour améliorer les conditions de travail des salarié-e-s – une précondition pour élargir ce service public.

Autre exemple. En France, la section la CGT de Vinci, la multinationale qui aurait dû construire l’aéroport de Notre-Dame des Landes, a décidé, après un large débat, de soutenir les Zadistes qui se sont opposés victorieusement à la construction de l’aéroport.

Globalement, les syndicats ne sont pourtant pas en pointe sur le débat climatique…

Historiquement, nombre de syndicats ont adopté la logique de compétition capitaliste. Ils partent du principe que si l’entreprise va bien, les salarié-e-s aussi. Mais cela n’est plus valable aujourd’hui: le capitalisme néolibéral entraîne à la fois l’appauvrissement d’une part croissante de la population mondiale et la destruction de son environnement naturel.

Il est donc nécessaire de changer de logiciel. Certaines organisations vont aujourd’hui dans ce sens comme les chauffeurs-euses de bus du syndicat Ver.di en Allemagne – ou le syndicat SUD-solidaires en France, qui revendique une production selon des besoins sociaux dans l’industrie pharmaceutique. D’autres, au contraire, s’y opposent. En Allemagne, le syndicat IG Metall, qui organise les salarié-e-s de l’industrie automobile, refuse de prendre la mesure de l’urgence climatique. Le syndicat du charbon, de son côté, soutient cette industrie hautement polluante. Les organisations qui maintiennent de telles positions auront une responsabilité écrasante dans la catastrophe climatique à venir.

Aujourd'hui, la pandémie renforce l’urgence du questionnement sur notre système économique. Quels secteurs sont importants pour le bien-être de la population? Pourquoi ne suspend-on pas les activités qui ne servent que les bénéfices de l'entreprise et exposent les employé-e-s à un risque élevé d'infection?

Dans ce contexte, il est fondamental d’approfondir la discussion et l’échange d’expériences entre mouvement climatique et syndicats.

En Suisse, la perspective d’une grève pour l’avenir au printemps 2021 pourrait être l’occasion de lier les revendications en matière de santé publique et de besoins sociaux avec une stratégie de réduction immédiate et massive des émissions de gaz à effet de serre.


[1] Christian Zeller: Revolution für das Klima. Warum wir eine ökosozialistische Alternative brauchen [Révolution pour le climat. Pourquoi nous avons besoins d’une alternative écosocialiste]. Oekom, München 2020.