Les patrons à l’assaut de la grève générale

L’historien Pierre Eichenberger se penche sur les stratégies patronales face aux grévistes.

Au début du XXe siècle, quel est le climat social en Suisse ?

Pierre Eichenberger – Autour de 1900, une grande vague de conflits sociaux secoue l’Europe. La Suisse n’y échappe pas. Des grèves très dures sont menées en Suisse romande, à Bâle, à Berne, Zurich et Rorschach. L’armée occupe souvent les villes et les usines. En 1912, une grève générale bloque la ville de Zurich et, pour la première fois, les patrons utilisent le lock-out à une large échelle – ils renvoient les ouvriers à la maison durant deux jours.

La Première Guerre mondiale va exacerber les tensions sociales. Pour certains secteurs de l’économie, elle sera une occasion en or. La place financière suisse va réellement décoller; les entreprises de l’horlogerie vont se réorienter vers la production de munitions à large échelle, réalisant d’importants profits; la jeune industrie chimique bâloise va engranger des gains énormes en commercialisant des produits utiles pour les armées européennes.

En même temps, l’explosion des prix entraîne un appauvrissement massif de la classe ouvrière, mais aussi des employés. En juin 1918, on compte 700 000 indigents sur moins de quatre millions d’habitants.

Entre 1914 et 1916, le nombre de grèves a fortement baissé. Mais dès 1917 et jusqu’à 1920, une vague de conflits sociaux, dont des grèves générales locales à Bâle et Zurich, va secouer le pays. La grève générale de novembre 1918 est le point culminant de cette période de tensions.

Quelle sera la réaction patronale face à la combativité ouvrière ?

Les employeurs – européens et suisses – s’organisent et créent des organisations patronales puissantes qui s’opposent aux syndicats. En Suisse, l’association patronale de l’industrie des machines (ASM) est fondée en 1905, suite à la grève de Rohrschach. L’exemple suivi est celui des employeurs allemands face à la grande grève dans la région de Chemniz, en Allemagne de l’Est. D’autres faîtières patronales verront ensuite le jour. En 1908, l’ASM, la Société suisse des entrepreneurs (construction) et l’association des employeurs du secteur textile vont créer l’Union centrale des associations patronales suisses (UCAPS), l’ancêtre de l’Union patronale suisse.

Quelle est la fonction de ces associations ?

Elles sont conçues comme de vrais instruments de combat – un peu sur le modèle syndical, mais avec pour objectif une « lutte de classe du haut vers le bas ». Leur objectif est de résister aux grèves et briser le mouvement ouvrier. Car, à mesure que les syndicats se développent et mettent sur pied des caisses de grève, ils deviennent capables de bloquer la production d’un patron et le pousser à céder.

La fonction des organisations patronales est de mettre sur pied une résistance collective contre les grèves, notamment en soutenant financièrement les employeurs en cas de conflit de travail.

En parallèle, ces associations mettent sur pied des listes noires d’ouvriers à ne pas engager et organisent la poursuite judiciaire systématique des syndicats ou des travailleurs. On peut aussi mentionner leur soutien aux syndicats « jaunes ». Dès 1912, l’UCAPS édite le Journal des Associations patronales suisses; elle met aussi sur pied un bureau de propagande visant à fournir à la presse généraliste des articles favorables au patronat.

Leur activité va s’intensifier à l’approche de la grève générale…

Au début du XXe siècle, la grève générale fait l’objet d’un intense débat au sein du mouvement ouvrier européen. La Suisse ne fait pas exception. Selon le socialiste Robert Grimm, futur leader du Comité d’Olten, l’organe qui organise la grève générale du côté ouvrier, la grève générale doit être un outil pour imposer les revendications politiques du mouvement ouvrier. Car, contrairement aux patrons et aux paysans, celui-ci n’a pas de lobby pouvant influencer le Conseil fédéral.

Les patrons suivent ces débats de près. Dans toute l’Europe, les jeunes organisations patronales échangent des informations sur les stratégies adoptées face aux conflits sociaux. Les pratiques les plus efficaces sont adaptées et mises en œuvre partout.

La grève générale suédoise de 1909 va particulièrement intéresser les patrons suisses. Les employeurs suédois vont sortir victorieux de ce conflit, qui a duré plusieurs mois. À l’invitation de personnalités patronales européennes, un représentant des employeurs suédois va faire une tournée en Allemagne, en Autriche, en Suisse – et probablement dans d’autres pays – pour parler de cette expérience. Il est reçu à Zurich par Otto Steinmann, le secrétaire de l’UCAPS.

En 1910, Steinmann publie une brochure revenant sur le conflit suédois. On peut y lire les lignes suivantes : « L’année 1909 nous apprend qu’une grève générale […] ne représente pas un danger aussi grand pour la société et le patronat que l’on se l’imaginait jusque-là. Si des mesures fermes sont prises pour le maintien de l’ordre public et de la sécurité, si des citoyens, courageux et intrépides, accomplissent les tâches qui ne peuvent être délaissées, et enfin si les employeurs se serrent les coudes et restent solidaires, l’échec de la grève générale est inévitable ».

On voit que les patrons sont préparés à l’éventualité d’une grève générale.

Les patrons avaient donc anticipé le conflit de 1918 ?

Oui. Loin de l’image de la grève générale qui a été répandue après coup – celle d’un choc qui a pris la Suisse au dépourvu –, celle-ci a fait l’objet d’une préparation minutieuse du côté des employeurs. Les patrons se rendent compte que la tension monte et qu’il faudrait augmenter les salaires. Mais l’appât du gain et la concurrence entre les entreprises sont trop forts, et ils laissent la situation pourrir.

Une partie des employeurs ne veut pas de la grève et de son lot d’incertitudes, et est prête à des concessions. Mais une autre est nettement plus offensive. Après la grève des employés de banque, qui a bloqué la ville de Zurich du 30 octobre au 1er novembre 1918, certains appellent même de leurs vœux une nouvelle épreuve de force, dans le but d’imposer une défaite aux syndicats.

Des membres de la Chambre de commerce zurichoise vont mettre la pression sur le Conseil fédéral en alimentant des rumeurs sur un « coup d’Etat imminent » à Zurich, sur des caches d’armes préparées par les rouges. Ils soutiennent l’idée d’une occupation militaire de la ville – ce qui sera vécu comme une provocation par le mouvement ouvrier zurichois et le Comité d’Olten. N’oublions pas que ce dernier ne voulait pas aller à la grève et a, jusqu’au dernier moment, donné la possibilité au Conseil fédéral de désamorcer le conflit en retirant les troupes qui occupaient Berne et Zurich !

On peut donc parler d’une coproduction de la grève générale par les organisations patronales. Sans oublier le rôle de la droite militariste et réactionnaire: le général Wille, notamment lié à la famille Schwarzenbach, les magnats du textile suisse, éprouve une haine viscérale pour la gauche. De même que le colonel Sonderegger, à la tête de la troupe d’occupation à Zurich, qui fraiera ensuite avec l’extrême-droite et le fascisme.

Comment les associations d’employeurs se sont-elles préparées ?

Elles multiplient les réunions et les activités avant, pendant et après la grève générale

En août 1918, cinq mois avant qu’elle n’éclate, l’UCPAS envoie des consignes écrites à l’attention de ses membres, à respecter en cas de grève générale! Durant le conflit, elle envoie aussi des recommandations précises à ses membres.

En 1918, des options très différentes étaient débattues au sein des employeurs. Certains étaient d’accord de développer les assurances sociales, favorables à l’intervention plus forte de l’Etat dans l’économie, car ils craignaient que le capitalisme ne soit mis à bas sous le coup des tensions sociales. D’autres étaient sur une ligne de confrontation avec les syndicats. Le rôle des associations patronales est de créer de l’unité entre les patrons.

Quels instruments de lutte vont-elles développer ?

Même si la troupe intervient fréquemment pour réprimer les grèves durant tout le XIXe siècle, aux yeux des employeurs, les autorités politiques apparaissent de moins en moins fiables dans leur lutte contre le mouvement ouvrier. Leurs doutes sont renforcés par la présence d’élus socialistes dans les exécutifs de certaines villes.

C’est la raison pour laquelle les associations patronales envisagent des créer des milices privées chargées de maintenir l’ordre social, les gardes civiques. Elles vont être mises sur pied un peu partout autour de la grève générale et regroupent des milliers de personnes. Avant tout des étudiants, mais aussi des commerçants et artisans. À leur tête, on retrouve souvent des gradés de l’armée de milice, patrons dans la vie civile. Ils sont parfois armés par l’armée et disposent de caches d’armes.

Pendant la grève générale, ce seront les étudiants de l’université de Zurich, organisés par la garde civique, qui distribueront le journal de grève des bourgeois. Les patrons mobilisent beaucoup d’argent pour financer des assurances vie aux membres de la garde civique. Cela montre qu’ils étaient prêts à l’éventualité d’une lutte sanglante.

Quelle sera la stratégie patronale au sortir de la grève ?

Dans l’immédiat, mises sous la pression par la grève, les entreprises vont accorder des augmentations massives de salaires. De très loin les plus massives dont j’ai connaissance en Suisse. Il ne faut pas l’oublier: la grève a payé pour les travailleurs! On a aussi des baisses massives du temps de travail, d’abord au niveau des entreprises, puis par une modification de la Loi sur les fabriques en 1919, qui entérine le passage à la semaine de 48 heures – au lieu de 59 heures !

Mais il y a aussi une forte répression des éléments les plus combatifs au sein du mouvement ouvrier. En gros, les patrons négocient avec la droite syndicale et écrasent son aile gauche.

Ils financeront par la suite des officines anticommunistes et réactionnaires, actives en Suisse mais aussi à l’international. Les organisations patronales vont par exemple financer une agence de presse antisocialiste, la Presse suisse moyenne, qui nourrira une vision du monde droitière, xénophobe et étriquée, en fournissant gratuitement d’innombrables articles aux journaux régionaux, jusque dans les années 1990.

La droite va aussi utiliser la grève générale pour placer le mouvement ouvrier sous un éclairage louche, selon l’expression de l’historien Hans Ulrich Jost. Elle propagera l’idée que les socialistes ont été influencés par les bolcheviks – un discours repris par Christoph Blocher aujourd’hui.

Quelle sera leur politique face aux syndicats ?

Le 16 novembre, 1918, alors que des ouvriers sont encore en grève à Zurich et que l’armée défile sur les bords du lac, les dirigeants du patronat des machines se réunissent pour discuter de la sortie du conflit.

Ils définissent une priorité: diviser le mouvement ouvrier. Ils veulent à tout prix éviter que la liaison entre l’aile gauche et l’aile droite du mouvement syndical, qui a permis la grève générale, ne se reproduise. Pour Fritz Funk, président de l’ASM et directeur d’un des plus grands groupes industriels de Suisse, Brown Boweri, il est nécessaire d’accentuer au maximum la différenciation entre ces deux ailes syndicales. Cette orientation va être mis en pratique quelques jours après, lorsque Fritz Funk va rencontrer Konrad Ilg, le président du syndicat des métallurgistes (FOMH).

C’est ce même Ilg qui signera la paix du travail en 1937.

L’aile droite des syndicats va alors être invitée à faire partie de commissions extraparlementaires, à discuter de l’indice des prix. Un nombre croissant de CCT seront signées et, peu à peu, un vaste système de négociation sur les questions du travail sera mis sur pied.

Paru dans Services Publics, journal du SSP, no 4, 2 mars 2018